Récit inspiré par une pbem (partie par email) de Space Empires IV, jeu de conquête spatiale :
J’ai écrit de nombreux textes pour accompagner des parties multijoueurs, parfois même des parties solo, et surtout des événements roleplay joués dans les mmorpg. Voici l’un de mes préférés, puisque j’ai décidément un faible pour la SF un peu baroque. :) Space Empires est tout de suite moins aride quand on se raconte l’histoire du peuple joué.
La civilisation Octoplante est issue du cataclysme qui eut lieu jadis sur la planète Jadria. Cette planète très semblable à l’antique planète Terre abritait une des plus anciennes colonies humaines, ainsi que toutes sortes d’espèces animales et végétales que les Terriens y avaient transportées. Une catastrophe géologique fit éclater la planète, la transformant en gigantesque boule de gaz dans laquelle tournoyaient des débris de roche. Contre toute attente, une unique espèce vivante survécut. Il s’agissait de plantes cultivées jusqu’ici en laboratoire, issues de croisements entre varech, lianes et plantes carnivores. Ces plantes étaient étudiées pour leur faculté à mouvoir leurs branches tentaculaires et à s’en servir pour attraper des objets. Des expériences étaient menées pour utiliser leur extrême sensibilité à la lumière afin de guider leurs mouvements par d’ingénieux systèmes de miroirs et de loupes solaires. Le but était de se servir de ces plantes géantes pour effectuer des travaux de construction, réparation, dans des milieux très hostiles à l’être humain ou difficile d’accès (pics magnétiques, mers acides, crevasses volcaniques…).
On ne sait si la mutation de ces plantes en êtres pensants avait commencé en laboratoire, ou si elle est le fruit du cataclysme qui transforma radicalement les conditions de vie de la planète. Les Octoplantes, tel qu’elles se sont baptisées elles-mêmes sont en tout cas devenues des êtres capables de communiquer et d’organiser leur propre survie.
Les Octoplantes ont gardé leur aspect et leur métabolisme végétal : pour vivre, elles n’ont besoin que de lumière et d’oxygène, qu’elles savent respirer aussi bien sous l’eau que dans l’atmosphère. Leurs membres ont la souplesse d’une liane, mais leur peau aussi épaisse que de l’écorce leur permet de résister à des températures très élevées ainsi qu’à de fort taux d’acidité. Les Octoplantes sont asexuées et se reproduisent par rejet. Leur durée de vie semble particulièrement longue.
La société Octoplante est assez fruste. Leur langage est minimaliste, les individus ne semblent pas réellement doués d’émotions, du moins si l’on en croit leur regard inexpressif. Les Octoplantes ont mis toute leur énergie depuis des générations à reproduire les technologies humaines, sans toutefois jamais égaler le génie de cette civilisation disparue. Il semble que cela soit devenu un but en soi, les Octoplantes n’ayant jamais manifesté aucun intérêt pour les autres peuples. On dit qu’elles conservent d’ailleurs des restes de leur vie en laboratoire comme des reliques sacrées.
Leur difficulté à communiquer avec des étrangers rend de toute façon le commerce difficile avec les autres civilisations, bien que les Octoplantes aient toujours bien accueilli leurs ambassadeurs.
Le Grand Lige est le chef de la société octoplante, il est le plus ancien individu, et également celui qui a le plus de rejetons.
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Il est 7h35 dans la salle commune du module principal de Fezzran.
Un groupe d’Octoplantes est réuni autour d’une grande table pour la cérémonie quotidienne du petit déjeuner. Chaque individu s’applique à émettre des sons susceptibles de ressembler à une conversation humaine, une opération délicate à cause de l’écorce qui repousse sans cesse sur leur tentacule lingual, et qui les oblige à se servir quotidiennement d’une râpe à langue. Tous sont munis d’un croissant surgelé qu’ils tournent consciencieusement dans un grand bol d’eau.
« Têtes de pierre sont pirates. Mauvais. Nous seulement disent bonjour, et ils tirent. Nous plus vont par là. »
« Et si ils bloquent passage rejetons ? Nous ont besoin ce bouturage planétaire… Quoi faire ? »
« Têtes qui grésillent peut-être sont gentils. Nous leur envoient message pour dire que nous laissent en paix têtes qui grésillent. Bizarre ils dans notre tête parlent. Ils pas humains sont en tout cas. »
« Humains morts sont. Nous arrêtent de chercher. »
La pendule sonne 8h. Leurs tentacules ont fini d’aspirer toute l’eau des bols. Les octoplantes quittent la table, jettent les croissants ramollis à la poubelle, et partent rejoindre leur poste de travail pour cette nouvelle journée.
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Dans la grande serre-clinique, Gritige, un très vieil octoplante, repose sur un lit d’humus synthétique. Non loin de lui, sur un deuxième lit, l’un de ses rejetons s’est endormi. Ils sont, pour quelques instants encore, reliés par un cordon végétal. Agé de douze ans, le rejeton a maintenant suffisamment poussé pour être autonome, et les sages-plantes s’apprêtent à couper le dernier lien qui l’attachait à l’enfance.
D’ailleurs, Gritige aperçoit deux petits bourgeons près de l’épaule du gamin. Bientôt il fera des rejetons lui aussi. Mais lui, Gritige, ne les connaîtra sans doute pas. Le gamin va partir dans le prochain convoi omnibus à destination de la nouvelle colonie de Pawtrill, qui a besoin d’un renfort de population. Gritige lève les yeux vers le plafond transparent qui diffuse la douce lumière du soleil de Fezzran. S’il se souvient bien, voilà le 192ème rejeton dont il se détache. Et il en a encore quelques-uns qu’il traîne avec lui au bout de leurs tiges, comme une tignasse d’enfants silencieux. Comme il ne travaille plus étant donné son grand âge, il n’est plus obligé de passer chez le ratisseur pour éliminer les bourgeons non désirés, qui l’encombreraient dans son travail. Nourrir tous ces petits êtres encore muets, qui ronronnent en déroulant leurs minuscules tentacules requiert beaucoup d’énergie ; aussi Gritige ne quitte presque plus son lit d’humus mobile.
Son regard usé s’arrête un instant sur l’écran à chloroplastes du prompteur qui dévide les dernières nouvelles.
« Echange de cartes avec les têtes qui grésillent – Découverte de possibles destinations de bouturage. »
« Attaque des têtes de pierre sur Mentocka repoussée avec succès – Traité de non agression signé – négociation pour traité de commerce en cours »
« Rencontre d’un nouveau peuple, les têtes carrées – Aucun lien apparent avec humains »
A ce dernier mot, il cligne des paupières, comme pour mieux le relire. Les humains.
Il est l’un des derniers octoplantes à les avoir connus, il y a longtemps, avant la Catastrophe. Certains ont-ils survécu ? Il en doute. Ses souvenirs sont vagues. Il revoit quelques inventions que les humains avaient construites autour des octoplantes qui vivaient encore en pots ; en fouillant dans sa mémoire, il revoit des rouages de cuivre étincelants, des loupes immenses qui traçaient des zébrures aveuglantes dans la serre, des loupiotes colorées qui s’allumaient ou clignotaient… Les roues dentées tournaient doucement, par à-coups « tac… tac… tac… ». De grands bras articulés montaient et descendaient, les loupes solaires s’inclinaient, degré par degré, et tout à coup flamboyaient dans un tonnerre silencieux et toute la serre semblait noyée de lumière… Puis le rayon se faisait plus précis et se mettait à courir le long de ses tentacules, qui frémissaient et se déroulaient sous la douce morsure de la chaleur. Il sentait en même temps ses racines inondées par les milliers de norias qui puisaient dans les entrailles de la planète cette eau aux propriétés minérales si particulières. Ainsi avait-il peu à peu appris à marcher et à sentir. Ainsi les humains avaient-ils peu à peu creusé leur tombe dans la planète qui s’était effondrée sur elle même, un beau matin de printemps.
Gritige, les yeux clos, revoit les images de la Catastrophe, les serres volant en éclat, les rouages éclatant et sombrant dans l’abîme, les Humains si fragiles balayés en une seconde, et avec eux, tout le mystère de leur civilisation. Jamais ils n’avaient pu se parler. Il n’a pas senti la coupure qui libérait son rejeton, et ne l’a pas vu s’éloigner pour gagner son nouveau poste de travail.
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Dans la gigantesque boule de gaz turquoise qu’est la planète Pawtrill, tournoient imperceptiblement des blocs de minerai éclatés. Sur les plus gros d’entre eux, les Octoplantes ont installé des stations de minage. Pour extraire du sol les minéraux aux arêtes tranchantes, ils n’ont aucune machinerie compliquée, à vrai dire, ils n’en ont pas besoin : leurs tentacules puissants suffisent. Sur toute l’étendue rocheuse, des octoplantes mineurs infiltrent leurs bras-racines dans les fissures, et les laissent pousser, lentement, et soulever le sol, petit à petit, le crevasser, le faire éclater sous la pression végétale de leurs membres. Les octoplantes récolteurs n’ont plus alors qu’à détacher délicatement les morceaux étincelants et à les déposer dans les conteneurs mobiles.
A perte de vue, les octoplantes mineurs sont enfoncés juqu’au cou dans la roche, régulièrement alignés, immobiles, si bien qu’on croirait voir une antique image d’un champ de coloquintes sur la mythique Terre.
Un système d’irrigation leur permet d’ailleurs de se nourrir sans bouger pendant plusieurs mois. Des mois sans rien faire d’autre que pousser insensiblement, silencieusement, dans le froid et le clair-obscur de la nuit sidérale, à se confondre presque avec le minéral bleuté qui scintille sous les étoiles, avec dans les yeux, toute la mélancolie innée du peuple octoplante.
Pamprine, un jeune octoplante nouvellement affecté à la récolte, écoute les dernières nouvelles venant des sept planètes bouturées à la radio luminique du quartier de repos. Les traités de commerce signés quelques mois plus tôt avec les têtes de pierre et les têtes carrées sont déjà rompus. Leur ton se ferait même menaçant. Toujours la même inconstance, la même frénésie chez tous les peuples rencontrés… Les ruines de Sophrénis ont été explorées, mais, si l’étude de ces vestiges a été instructive, leur origine ne peut être tenue pour humaine, selon les archéologues.
C’est à nouveau le tour de Pamprine de récolter, et il quitte la serre, un moment ébloui par la lueur minérale. Pawtrill possède une impressionnante quantité de cette précieuse matière première, ce qui lui donne son halo bleu métallique. Pamprine circule respectueusement entre les mineurs, derrière son conteneur, en ramassant les éclats glacés. Il aimerait les saluer, leur donner les dernières nouvelles, et surtout leur poser mille questions sur le ciel, les humains, leur vie passée… Comme il aimait écouter sa souche lui raconter toujours ces mêmes histoires ! Mais il n’ose pas interrompre leur oubli contemplatif, vital pour endurer une aussi longue immobilité.
Pamprine regarde un instant une rangée de visages impassibles comme taillés dans la roche, yeux grands ouverts sur les étoiles dans une énigmatique attente, et cela lui rappelle confusément quelque chose… Mais quoi ?
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Les Octoplantes n’ont pour ainsi dire jamais connu la guerre. Ils l’avaient vu de loin, du temps des humains. Depuis qu’ils vivent de manière autonome, ils ont dû régler quelques petits conflits de voisinage avec quelques peuples un peu grincheux, mais la guerre restait une idée abstraite, appartenant au passé.
Et voilà que subitement la guerre fait rage dans le système de Mentocka. Les têtes de pierre, que les Octoplantes avaient aimablement laissées s’installer, se retournent contre leurs hôtes et réclament le système entier pour eux seuls.
Sur la planète répertoriée sous le nom de Mentocka IV dans l’atlas universel, planète souche des octoplantes pour ce système, les ouvriers travaillent à réparer les dégâts causés par les bombardements ennemis. Les plates-formes de défense les plus faibles ont été entièrement détruites. Les ruines rendent encore plus sinistre le paysage de la planète, qui est déjà une des moins agréables à habiter : froide, presque toujours dans l’ombre, atmosphère à peine suffisante… Les ouvriers progressent dans une pénombre bleu outre-espace, aidés dans leur tâche par de faibles lampes frontales.
Parmi les décombres, ils retrouvent les débris du chasseur ennemi abattu la veille. L’appareil est trop abîmé pour que son étude révèle quoi que ce soit. A peine peut-on supposer qu’il utilisait des canons à base d’énergie brute. Sur le siège du pilote, quelques cailloux gris sont tout ce qui reste de celui qui l’occupait.
Dans le laboratoire de la base militaire qu’est devenue Mentocka IV, les chercheurs octoplantes pensent et calculent fébrilement, tout en actionnant de leurs tentacules les multiples manivelles pour faire fonctionner les ordinateurs à chloroplastes. Les écrans vert pâle font défiler chiffres et dessins, dont le contour se déforme légèrement au passage des petites bulles de la solution bio-active phosphorescente.
De grands écrans, de technologie humaine, surplombent la salle, ils sont reliés aux radars de Mentocka IX, deuxième planète du système à avoir été bouturée. Ainsi les chercheurs des deux sites restent en contact permanent et peuvent se parler par visiophone.
C’est aussi le matériel humain qui a permis aux Octoplantes de faire face à cette guerre inattendue : un immense stock de missiles bien conservés a servi à équiper de toute urgence vaisseaux et plates-formes de défense. Cependant ce stock n’est pas inépuisable, et les Octoplantes se sont lancés dans des recherches sur des armes de leur cru, à base de technologie organique.
En attendant, les ouvriers déblaient la piste de décollage, et consolident les tours de défense. Il faut réparer les phares : l’astroport, plongé dans la nuit d’un soleil trop lointain, n’est d’aucune utilité.
Soudain pourtant, les ouvriers voient leurs ombres noircir et s’allonger. Ils redressent la tête et voient les crêtes des montagnes se découper très nettement, resplendissantes, ils voient partout des couleurs apparaître, et sentent l’air tiédir, comme si le jour venait enfin de se lever. Comme si un deuxième soleil était apparu dans le système de Mentocka. Ils se tournent vers la lumière éblouissante, un tentacule sur les yeux : un deuxième soleil est bien là, rougeoyant dans le ciel.
Dans le laboratoire, un immense cri de souffrance a retenti, interrompant le défilement des écrans et le manège des manivelles. Tous les regards se sont levés vers les écrans-radars : là-haut, tout n’est que flammes et silhouettes calcinées.
Le feu crépite dans les bâtiments ravagés. Mentocka IX tout entière s’est embrasée.
Les milliers de gorges d’écorce se sont tues, et l’écho de leur appel glace le cœur des témoins impuissants. Un tentacule carbonisé tendu vers le visiophone semble avoir voulu implorer leur secours, dans la folie désespérée de l’ultime seconde.
Le deuxième soleil s’éteint peu à peu. Mentocka IX n’est plus que cendres et silence.