Article précédemment publié sur Merlanfrit.net dans le cadre de la thématique « Le jeu d’aventure bouge encore »
Selon la fameuse phrase du game designer Sid Meier un bon jeu est « une suite de choix intéressants ». Un choix est intéressant à plusieurs conditions, il détaille cette affirmation ainsi : il ne doit pas y avoir une option clairement meilleure que les autres (sinon le choix est facile à faire), mais les options ne doivent pas être toutes également satisfaisantes (sinon le choix est ennuyeux), et le joueur doit pouvoir effectuer son choix en connaissance de cause (pour éviter l’impression de hasard ou de triche). En bref un choix c’est de la réflexion et de la prise de risque.
Bien sûr Meier avait plutôt en tête le jeu de stratégie, mais cela pourrait probablement s’appliquer aux jeux d’aventure à narration non-linéaire et aux scénarios à embranchements.
On connaît tous la petite déception devant un choix de dialogues, au moment où on s’aperçoit qu’il faudra poser toutes les questions, et que l’ordre dans lequel on les pose n’a aucune incidence sur la réaction du personnage. Aucun choix intéressant ici, simplement un geste mécanique pour débloquer la suite de l’histoire. Dans L.A. Noire on avait failli y croire puisqu’on devait interroger les suspects et choisir parmi plusieurs réponses différentes selon que l’on doutait ou pas de la sincérité de l’interlocuteur. Mais c’était une illusion, au final peu importait le choix du joueur, l’enquête finissait toujours de la même manière.
RÉUSSIR OU MOURIR
Heavy Rain avait tenté de proposer de réelles conséquences aux actions du joueur : la fin de l’histoire pouvait être complètement différente selon le cheminement suivi, et le risque pris à chaque pas était réel puisque tous les personnages principaux pouvaient mourir. Cependant était-ce vraiment un « risque » ? Heavy Rain proposait plutôt une sorte de scénarisation du game over : on pouvait réussir telle séquence (fuir la police, trouver un indice…) ou échouer. Un jeu vidéo normal nous demanderait de recommencer jusqu’à réussir ; ici on pouvait passer outre et vivre avec son échec. On peut difficilement parler de choix dans ces conditions : le joueur n’a pas les informations nécessaires sur ce qui va se passer, et bien entendu, l’échec n’est pas une option sciemment choisie. C’est effectivement un scénario à embranchements, mais sans stratégie pour le joueur, sans « choix intéressants ». Les différentes fins, comportant tout un panel de dénouements particulièrement désastreux, étaient surtout un catalogue des différentes façons d’avoir échoué. Bien sûr l’expérience de la frustration et de l’impuissance peut être narrativement intéressante, mais c’est un autre débat.
Comment alors construire un scénario à choix intéressants ?
On peut tabler sur des variations subtiles d’un même scénario, comme par exemple quand on propose de répondre à un personnage sur différents tons : agressif, amical, neutre… à la façon des Mass Effect. Mais on se rapproche alors de scénarisation RPG et on s’éloigne de l’idée d’un scénario impacté par le joueur, un scénario RPG étant par essence construit pour rester un emballage valable quelle que soit la cuisine que fait le joueur à l’intérieur. Pour celui-ci il s’agit donc davantage de choix stratégiques (faction, compagnon, alignement, style de combat…) que de choix scénaristiques.
La conception narrative d’un jeu relève toujours du casse-tête quand il s’agit de proposer des choix nombreux et significatifs au joueur. Et le casse-tête s’intensifie lorsque les embranchements interviennent aussi bien au niveau macro (des branches de scénario qu’il faut raccorder entre elles) qu’au niveau micro (des choix de dialogues ou d’action pendant une séquence). Le schéma scénaristique d’ensemble devient tellement touffu qu’il est extrêmement difficile de s’en faire une vision synthétique, ou de s’assurer que chaque détail est cohérent dans n’importe quel embranchement narratif. On atteint réellement des limites de lisibilité avec des outils comme Word et ses hyperliens ou Excel, et même avec des outils conçus exprès pour ça, comme Articy:Draft. Sans parler du fait qu’on risque l’explosion en termes d’assets et de mémoire nécessaire pour faire tourner le jeu si on prévoit trop de scènes facultatives.
AUJOURD’HUI OU PEUT-ÊTRE DEMAIN
Une autre solution consiste à donner au joueur la liberté de son agenda. Cela suppose un jeu à monde ouvert, en temps réel. Parce que si le temps du jeu est suspendu jusqu’à ce que le joueur finisse par effectuer l’action voulue, on perd évidemment l’impression du libre choix. Il faut au contraire permettre au joueur de décider librement de son planning du jour, qu’il décide d’aller droit au but ou de reporter sa mission principale. Deadly Premonition en est le meilleur exemple : il arrive que le héros ait un rendez-vous à une heure précise de la journée. Le joueur peut s’y rendre ou bien décider de faire autre chose : le temps passera malgré tout, de façon naturelle, et le rendez-vous sera reporté au lendemain. Il est donc possible de suivre la trame principale sur quelques jours ou sur quelques semaines, selon le rythme désiré, et de se livrer à différentes activités dans l’intervalle. Cette liberté de « timing », notion cruciale pour Swery65, permettait de construire un lien intime avec le personnage principal (voir aussi notre article dédié à l’usage du trivial dans cette même optique).
CROISER LA BIMBO OU LA PUNKETTE
A défaut d’avoir à disposition un open world apparemment vivant et indépendant, il est aussi possible pour le jeu de collecter une série d’informations sur le comportement du joueur, afin de légèrement orienter le scénario d’une façon ou d’une autre, et ainsi donner l’impression que ses choix modèlent l’histoire. A un niveau balbutiant cela donne Bioshock, qui comptabilise le nombre de bonnes et mauvaises actions envers les « petites sœurs », et traduit cela en quelques avantages tactiques et en différentes cinématiques de fin.
A un niveau plus sophistiqué, cela donne Silent Hill : Shattered Memories, qui établit littéralement un profil psychologique du joueur et adapte les dialogues et jusqu’à l’apparence des personnages rencontrés en fonction de cela. Pour ce faire, le jeu utilise des questions directes, et même des tests psychologiques classiques (les fameuses taches de Rorschach), mais il va plus loin que ça en analysant les faits et gestes du joueur : ce qu’il regarde, sur quoi il s’attarde, comment il se dirige dans l’environnement… Ainsi sans en avoir toujours conscience, en jouant on fait en permanence des choix qui impactent le scénario de manière parfois radicale. Les différentes branches scénaristiques ne sont pas bonnes ou mauvaises – il y a d’ailleurs un éventail de cinq profils-types, elles reflètent simplement la personnalité que le joueur choisit d’imprimer au héros.
Un jeu d’aventure peut donc proposer quelques fluctuations en fonction de variables et de paramètres collectés au fil de la partie, de manière plus naturelle et transparente que par des choix de dialogues à l’ancienne.
SAUVER L’HOMME-POULPE OU DRAGUER LE POÈTE
On a vu récemment apparaître un autre modèle de jeu offrant une narration non-linéaire, une bizarrerie mariant jeu textuel et open-world : Echo Bazaar. Le joueur incarne un personnage, dans un Londres victorien qui aurait sombré sous terre si profondément que la lumière du jour n’y serait plus visible. Il n’y a pas de trame principale à proprement parler, même si on peut suivre quelques fils conducteurs sur la durée. Il s’agit plutôt d’y vivre le quotidien du personnage. Pour ce faire on joue des « storylets », des bribes de scénario représentées sous forme de cartes : telle carte permet d’aller cambrioler une bijouterie, telle autre d’enquêter sur un médium, telle autre de séduire un poète fauché… Chaque carte requiert des conditions pour pouvoir être jouée, mais une fois les conditions remplies, on peut jouer n’importe quelle carte à n’importe quel moment.
Chaque mini-scénario peut tenir un une seule carte ou bien se raconter au fil d’une quinzaine de textes. Dans tous les cas, le joueur décide absolument de tout : quelle histoire suivre, comment occuper sa journée, comment gagner sa vie, où loger et quel quartier de la ville arpenter, qui fréquenter et quelle conduite morale tenir… Les actions sont plus ou moins difficiles à réussir et dépendent de compétences acquises, mais le joueur peut aussi choisir quelle dose de risque accepter, et écrire ainsi son histoire. Elles sont suffisamment neutres pour pouvoir êtres répétées plusieurs fois, comme un travail ou une habitude, imprimant au jeu une ambiance de quotidienneté.
Ce sont des couches de micro-narrations indépendantes qui sont superposées : leur multiplicité et leur désynchronisation compensent leur linéarité. Et l’usage de simples textes illustrés d’images génériques permet de prévoir un nombre incroyable de ces mini-scénarios. Le jeu en son état actuel, lancé depuis 2009, représente un travail d’écriture réellement phénoménal. Il y a tellement d’histoires à vivre qu’au bout de quelques semaines on a réellement l’impression d’avoir lu un roman entier situé à « Fallen London » et d’y avoir vu vivre toute sa pittoresque population. On a aussi réellement l’impression de s’être approprié le personnage, puisque son histoire est à chaque instant un choix : faut-il défendre un homme-poulpe agressé par la foule ou bien le détrousser ? Faut-il écrire des vers sur le ciel perdu ou bien des pamphlets anarchistes ? Faut-il se livrer au trafic de belettes ou bien parier aux combats d’araignées ?
Ces différentes expériences narratives de choix intéressants sont sans doute le début de possibilités bien plus vastes, tant il est vrai que les auteurs sont souvent limités par la technique. L’avenir de la narration interactive sera fait de mondes ouverts, de personnages dotés d’intelligence artificielle psychologique capable de répondre à n’importe quoi… Et sûrement de bien d’autres idées neuves pour une implication grandissante du joueur dans l’histoire, sans appauvrir cette dernière.