Article précédemment publié sur Merlanfrit, à l’occasion de la thématique « amour »
Ravenhearst, Return to Ravenhearst, Escape from Ravenhearst, les trois épisodes de la série à succès de Big Fish se situent dans le manoir victorien éponyme, dont le fronton arbore les mots : « House that love built ». L’histoire commence en effet comme dans un roman d’amour à l’ancienne : une jeune femme fraîchement arrivée en ville pour y être institutrice rencontre un riche et séduisant jeune homme qui lui fait la cour, et finit par la demander en mariage. Mais lorsqu’elle refuse cette demande et que le prétendant se révèle être un tueur psychopathe versé dans l’occultisme, la musique de bal fait très vite « couac ».
Avec sa FMV comme on n’en fait plus depuis les années 90, Ravenhearst assume totalement son côté série Z de conte horrifico-burlesque, et pourtant il n’aurait rien à envier à Charlotte Brontë ou Jane Austen pour ce qui est de décrire la condition féminine telle qu’elle façonne encore nos modes de pensée.
Cette condition féminine avait été brillamment analysée par la sociologue Nathalie Heinich, qui y avait reconnu plusieurs statuts de valeurs inégales, donnant lieu au « complexe de la seconde » qui serait l’équivalent féminin du complexe d’Œdipe [1]. Elle partait de l’exemplaire modèle de Jane Eyre :
« Et c’est un imaginaire spécifiquement féminin, puisque le récit décrit systématiquement l’espace des possibles qu’autorisent les différentes façons d’être une femme : de l’état de jeune fille à celui de vieille fille qu’elle s’apprête à être, puis à celui de première épouse qu’elle espère devenir, à celui de maîtresse en lequel elle refuse de tomber et, enfin, à celui de seconde épouse auquel elle finit par consentir, Jane Eyre expérimente, évite, vise, refuse ou assume tous les états de femme. C’est donc un véritable roman de formation pour adolescentes (…). »
Première épouse glorifiée, seconde épouse frustrée, maîtresse méprisable ou vieille fille oubliable, telles sont les « carrières » auxquelles une femme peut prétendre, et Ravenhearst les explore toutes avec beaucoup d’intelligence.
La figure de la première épouse, c’est Emma Ravenhearst, la jeune femme pour qui « l’amour » construisit ce manoir lugubre. Emma, c’est une Jane Eyre qui aurait réussi puisque, de modeste condition, obligée de travailler comme institutrice, elle aurait pu épouser le riche Charles Dalimar qui ne demandait pas mieux. Elle refuse, mais qu’à cela ne tienne, Charles construit une demeure à laquelle il donne son nom, il y érige des statues à son effigie, il lui offre des bijoux en forme de cœur qui deviennent les clefs de verrous compliqués… Il empoisonne la jeune femme pour la garder, malade, auprès de lui, et pendant les moments où elle perd connaissance, il l’habille d’une robe de mariée pour donner libre cours à ses fantasmes matrimoniaux. Emma, c’est l’épouse idéale, belle et distinguée, de celles qu’on est fier d’avoir à son bras en société.
Première épouse glorifiée, seconde épouse frustrée, maîtresse méprisable ou vieille fille oubliable
Rose Sommerset, simple infirmière, tient lieu de seconde épouse lorsqu’Emma décède finalement. Charles la kidnappe avec ses deux petites filles et se décrète leur mari et père. Il les séquestre toutes les trois dans les profondeurs d’une caverne sous le manoir, dans laquelle il aménage une ville en miniature : un monde parallèle dans lequel elles sont condamnées à mimer une vie de famille normale. Il y a prévu le salon de beauté, l’école, le magasin général… Le temps n’est plus à la passion amoureuse, et Rose ne sera jamais l’égale d’Emma dont le souvenir est omniprésent. Rose est une seconde épouse de convenance, parce qu’il n’est pas bon de rester veuf : il faut une femme pour tenir la maison et assurer la descendance. On trouve ça et là des notes du mari autoritaire qui se plaint de la négligence de son « épouse » ou de l’attitude des enfants, menaçant de leur administrer de patriarcales punitions. Rose est l’archétype de la seconde épouse, celle qui a remplacé la première et ne sera jamais tout à fait à la hauteur.
Le joueur incarne la détective qui mène l’enquête sur cette double disparition, mais bien longtemps après, puisque l’histoire se situe à notre époque. On y rencontre Emma, Rose et les deux filles, mais à l’état de fantômes errants depuis plus d’un siècle, leurs âmes étant emprisonnées par les diaboliques machineries de Charles. Les deux premiers jeux se concluent par la libération de ces pauvres âmes, à la grande fureur du savant fou qui les utilisait pour prolonger sa propre vie. Ce faisant, la détective qui n’était que témoin passif et lointain de l’histoire en devient l’un des protagonistes : la prochaine que Charles « épousera » ce sera elle.
Ainsi le troisième et – pour l’instant – dernier épisode est un gigantesque jeu de séduction entre Charles et la détective. Il se persuade que si on revit l’histoire de sa vie, de son enfance sordide à son séjour en asile psychiatrique, on finira par le comprendre et lui tomber dans les bras. Il organise donc une sorte de reconstitution interactive géante en sous-sol : une succession de tableaux peuplés de mannequins dépeignant sa naissance, sa mère abusive, les expériences qu’il a dû subir… Tout ceci ponctué d’interventions de sa part à travers des écrans de télévision, dans lesquelles il manifeste sa joie et son empressement à l’idée que quelqu’un enfin le comprenne et l’apprécie, tout en souhaitant en même temps notre mort.
La détective (et donc le joueur) se trouve au carrefour des différents « états de femme » : elle fait partie de ces héros invisibles dont on ne sait presque rien, tout entiers tournés vers leur objectif (la mission est tout de même commandée par la reine d’Angleterre !), et qui semblent ne jamais avoir de vie privée. Elle s’apparente par là au modèle du « bas-bleu », c’est-à-dire à une femme célibataire aux aspirations intellectuelles, soit une déclinaison de la vieille fille : une femme qui n’a que peu de valeur sur le marché du mariage. Et voilà que Charles, qui a à nouveau kidnappé et réincarné ses deux premières épouses, lui propose de faire partie de sa « famille », et lui offre une position tout à fait illégitime à ses côtés. Voilà qu’il la courtise sous leur nez, et comme il l’avait fait pour elles, lui construit tout un univers.
Le dernier tableau de ce musée des horreurs est un charmant kiosque entouré de cerisiers en fleurs, des automates musiciens y jouent un air romantique, un prêtre automate nous y attend, ainsi qu’un automate représentant Charles lui-même. Pour valider l’épreuve, on doit lui passer un anneau au doigt… La seule façon de s’échapper est finalement ce mariage symbolique avec Charles. Perdre son statut de vieille fille, devenir une épouse, à moins qu’on ne soit qu’une simple maîtresse à qui on fait miroiter un hypothétique mariage. Mais à quoi rime d’être une troisième épouse quand les deux premières sont ressuscitées !
Les femmes sont prisonnières de mondes factices dont seul l’homme a les clefs
Toute la logique malade de Charles tourne donc autour de ce mariage éternellement rejoué, et qui en réalité, n’a jamais eu lieu. Emma, Rose et la détective sont enfermées dans un système sans issue, où leur destin est déterminé par leur rapport à l’homme, à l’époux. Et tout le système du jeu en est la métaphore. Les femmes sont prisonnières de mondes factices dont seul l’homme a les clefs et dont il conçoit les verrous et les pièges. Seule la vieille fille acquiert la capacité de s’y frayer un chemin et d’en forcer les serrures.
Les tableaux « d’objets cachés » qui, avec les puzzles des verrous et les énigmes diverses, constituent l’essentiel du gameplay, sont à la fois une image du quotidien féminin qui consiste à ranger et décorer son intérieur, à être « une femme d’intérieur », et relèvent presque de la « vanité » tant ils jouent d’une esthétique de la putréfaction, du maladif, du cassé… On y trouve aussi bien des restes de nourriture que des prothèses salies, des jouets défigurés ou des vieux pansements.
Les fenêtres sans ciel laissent voir les parois rocheuses de la caverne, tout est factice, tout est décor. Les automates remplacent les humains et tentent d’imiter la chair jusqu’à l’absurde, avec par exemple cette scène mémorable à la maternité où l’on doit gonfler les ventres-baudruches de femmes enceintes, avant de récupérer un poupon dans un distributeur. La chair est aussi factice et mortifère que les sentiments de Charles.
Tout semble crier qu’il y a quelque chose de pourri dans le système matrimonial qui fait de la femme une ressource, un bien à acquérir et dont on dispose. C’est littéralement ce que sont les femmes pour Charles puisqu’il tire de leur âme la vie éternelle. Mais une vie en trompe-l’œil, dans un décor de théâtre.
Finalement la détective refusera la place qui lui est offerte et détruira le dispositif créé par Charles, rendant leur liberté aux autres femmes. Dehors enfin, sous les étoiles, elles contempleront de loin la chute de l’époux compulsif, et la revanche du « bas-bleu », la femme qui ne voulait pas se marier, l’héroïne moderne.