The Cave, qui comme son titre l’indique se situe entièrement au fin fond d’un réseau de souterrains rocheux, aurait pu être une variation sur l’allégorie platonicienne de la caverne. Une réflexion sur la difficile connaissance de la réalité et sur les ombres illusoires dont nous nous contentons paresseusement. Ce rapprochement avec le texte philosophique avait été fait, à juste titre, à propos de la critique du jeu vidéo « social » proposée par Little Inferno : le joueur y avait les yeux rivés sur les flammes dansantes de sa cheminée personnelle, et regardait brûler les items dûment achetés en tournant le dos au reste du monde. Mais ce n’est pas l’objet de The Cave, bien qu’il propose son lot de méta-commentaires sur les petits travers du jeu vidéo d’aventure.
The Cave aurait pu être les grottes millénaires du centre de la Terre de Jules Verne, objectif mythique autant que scientifique, que l’on atteint pour revenir auréolé de gloire et de vérité, prêt à réécrire tous les manuels. Labyrinthes claustrophobiques, créatures préhistoriques, plantes géantes, cristaux rutilants… Un décor idéal pour un jeu d’aventure. Mais pas du tout : dans la caverne de
The Cave, rien n’existe en dehors des paysages mentaux des protagonistes, car chaque « niveau » est la représentation des désirs profonds d’un des personnages jouables. Certes, l’on y trouve des monstres antédiluviens, des trésors oubliés, et même un océan vernien tout au fond du fond. Mais on y traverse aussi bien une fête foraine pour le péquenaud en salopette, qu’une base de lancement de missiles nucléaires pour la scientifique. L’entrée de chacune de ces cavernes mentales se débloque par le personnage concerné. Chacun possède un pouvoir spécial comme la télékinésie ou le piratage informatique, mais ces pouvoirs sont en réalité très peu utilisés au cours du jeu. Ils servent essentiellement de clefs pour ouvrir le passage vers l’univers personnel de chacun des protagonistes.
S’agit-il alors d’un descendant spirituel de
Psychonauts, de Double Fine également, dans lequel on explorait des inconscients malades afin de réparer les traumas ? Non plus. Pas de psychologie dans
The Cave. Pas de tension entre conscient et inconscient, pas de souvenirs refoulés à combattre. Les personnages ne parlent pas, n’ont pas d’animations représentant des émotions ou des réactions, pas de dialogues. Attendre, marcher, sauter, mourir, une vie de pantin de jeu vidéo. L’histoire de chaque personnage est déjà écrite, nous ne faisons que la reconstituer très littéralement, puzzle après puzzle. Nous mimons un parcours édifiant, et nous collectons les récits sous formes de vignettes illustrées. Les jumeaux maléfiques veulent jouer dehors, complotent d’empoisonner la soupe de Maman, passent à l’acte. Le péquenaud veut séduire la
pin-up, se fait rejeter, brûle la fête foraine. La série de vignettes et le gameplay racontent la même historiette en parallèle, l’un étant parfois en avance ou en retard sur l’autre. Mais le fait que l’histoire radote donne l’impression d’un conte dont on connaît parfaitement l’issue, mais que l’on relit tout de même encore et encore.
Non,
The Cave n’est pas une caverne, ce n’est pas le centre de la Terre, ce n’est pas le fond obscur d’un subconscient. En réalité,
The Cave est une cathédrale. Chaque niveau est un chemin de croix, avec ses « stations » : à chaque étape sa nouvelle vignette, telle un vitrail médiéval qui nous enseigne par une suite de scènes figées la vie exemplaire d’un saint. Tout d’abord ses erreurs et errances, le personnage s’éloigne du droit chemin. Et puis soudain la révélation :
in extremis faire le bon choix, ne pas tuer ses compagnons, épouser la
pin-up, ne pas assassiner son rival, et trouver la rédemption.
Qu’est-ce qui motive ce changement de scénario ? Absolument rien : à la toute fin du jeu, le joueur peut choisir l’une ou l’autre option pour chaque personnage, mais ce dernier n’a vécu aucune évolution au fil de l’aventure, et le joueur n’a jamais eu aucune décision à assumer. On sait dès le début qu’empoisonner ses parents, c’est mal. Mais on se laisse conduire par le sermon souvent sarcastique du narrateur – la Caverne douée de parole – et on se laisse paresseusement confirmer que le meurtre et la vengeance c’est très vilain. Ces petites histoires fonctionnent comme des mini-allégories, des contes chrétiens – est-ce un hasard si les personnages sont au nombre de sept comme les sept péchés capitaux ? Chacun représente l’orgueil, l’envie ou l’avarice… Dans la scène finale on doit choisir si l’on abandonne les personnages aux profondeurs mortelles de la caverne, ou si l’on les fait remonter vers la lumière par le biais d’une interminable échelle toute symbolique. Les personnages, qui sont des stéréotypes hétéroclites, venus d’époques et d’univers différents, ajoutent à l’impression d’être hors du réel, dans un récit moral ou religieux qui ne tient aucun compte ni du milieu social ni de la psychologie pour définir le bien et le mal. Et qui, surtout, ne prend aucun risque et évite soigneusement de conduire le joueur dans des zones trop ambiguës.
En cela
The Cave se distingue des jeux d’aventure récents qui mettent au contraire l’humain, l’intime et le réalisme psychologique au cœur de leur scénario (
The Walking Dead étant le meilleur exemple), quitte à parfois sacrifier la partie « puzzle » traditionnelle. Le jeu partage en revanche avec eux la tendance au
voice over d’un narrateur omniprésent (
Dear Esther, Bastion, The Stanley Parable…) qui commente ou perturbe ce que vit le joueur. Comme dans
The Stanley Parable, le narrateur est ici très largement une image du
game designer tout puissant, qui piège le joueur et lui refuse tout choix. Certains clins d’œil font même référence à Ron Gilbert lui-même ou à Double Fine, tel le mécène qui finance le vitrail mais demande à faire figurer son portrait à côté du Saint.
The Cave est donc une splendide cathédrale, certes passablement loufoque, mais dont on se plaît à contempler l’élégance architecturale pour elle-même : certains niveaux sont spécialement bien réussis, et semblent signifiants par leur simple agencement. La pyramide égyptienne par exemple, qui oblige à quasi sacrifier ses compagnons pour progresser ; ou la demeure victorienne des jumeaux maléfiques, avec ses escaliers qui ne mènent nulle part et l’absence de chambre pour les enfants.
On ressort toutefois de cette cathédrale comme de toutes les autres sans avoir eu de révélation, simplement avec la confortable réassurance que l’égoïsme c’est mal, que les clefs ouvrent les serrures, que les puzzles sont solubles et que tout est comme il doit être. Avec tout de même l’esprit un peu rafraîchi d’avoir pu regarder du coin de l’œil les horribles bas-reliefs décrivant les tourments de l’Enfer : finalement, l’expédition proposée par le narrateur-caverne, c’est un petit défoulement cathartique pour bien-pensants. On assassine et on spolie sans sourciller, mais au bout de la visite il suffit de quelques clics pour se faire absoudre ou pour punir ceux qui ne se repentent pas.
En désincarnant complètement le formalisme judéo-chrétien des jeux à bonne et mauvaise fins (dont le pire exemple récent serait Far Cry 3), The Cave finit par en montrer le ridicule et l’artificialité. Malgré toute la distance sarcastique qui est la marque de Ron Gilbert, pas sûr que l’effet soit voulu, ni que les auteurs aient un autre modèle à proposer. Mais le jeu en retire ce charme des contes tellement cristallisés que leur morale sonne comme les vestiges mystérieux d’un autre temps.