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Article initialement publié sur Merlanfrit.net
Les nuits sont plus longues, on allume les lampes en rentrant chez soi. Dans la rue les ombres grandissent, l’horizon s’arrête à quelques pas : tout semble plus petit, resserré autour des sources de lumière. C’est l’époque d’Halloween, et même si on ne le fête pas, on n’y échappe pas dans le jeu vidéo : les uns sortent leurs plus belles maps décorées de citrouilles, les autres leurs quêtes saisonnières pour gagner des bonbons qui vous changent en troll. Il y a un an, Double Fine sortait Costume Quest sur le XBLA (à présent disponible sur PSN et Steam), un petit jeu qui captait à merveille l’esprit de ce moment : non pas l’attrait du gore, non pas les histoires de fantômes, mais plutôt la sensation enfantine de se sentir petit, trop petit, dans un monde trop grand, familier mais devenu étrange et plein de recoins obscurs…
Costume Quest raconte l’histoire d’un frère et d’une sœur qui, dûment costumés, partent faire leur tournée de « Trick or treat » dans le voisinage. Mais la tournée est compromise par l’arrivée d’une bande de méchants « Grubbins » décidés à emporter tous les bonbons dans leur monde, et qui kidnappent l’un des enfants au passage. On se lance alors à leur poursuite, aidé par quelques amis et surtout par les différents costumes d’Halloween que l’on se fabrique en chemin. Faits de cartons, papier alu et bouts de ficelle, ces costumes se révèlent pourtant dotés de pouvoirs extraordinaires dès que l’on passe en mode combat, c’est-à-dire, bien sûr, dès que l’on entre dans le « jeu » des enfants, qui se transforment comme des super héros de sentai. Dans le feu de l’action, le robot lance « vraiment » des lasers et la licorne fait « vraiment » des arcs-en-ciel.
la suspension d’incrédulité propre à l’enfance fait le charme du jeu
C’est la suspension d’incrédulité propre à l’enfance qui fait le charme du jeu, en reposant sur une mise en abyme : on pourrait être un adulte qui joue un robot géant comme dans d’autres jeux ; mais on est un adulte qui joue un enfant qui joue à être un robot. On n’est pas dupe, et cette distance introduit ce qu’il faut de nostalgie dans la course aux costumes et aux bonbons. Tous les mécanismes de jeu semblent être un peu « pour rire », il n’y a pas vraiment de défi, pas de profondeur dans le gameplay. On collectionne les images cracra et les bonbons pour le plaisir, ça ne sert à rien ou presque : on fait semblant, on se prend au jeu.
Et c’est un réel plaisir de se promener dans les rues mordorées, parsemées de tas de feuilles mortes, à la nuit tombée, à la lueur rassurante des réverbères, à une heure où on devrait normalement être interdit de sortie. Le décor familier devient terrain d’aventures : on fouille les poubelles, on disperse les tas de feuilles pour espérer découvrir des bonbons brillants. Et parfois des passages secrets apparaissent !
Par rapport aux normes classiques il y a une inversion d’échelle entre l’overworld et la zone de combat . On aurait normalement d’un côté une « carte du monde » sur laquelle seraient indiqués les points intéressants – ville, donjon, clairière… ; et de l’autre côté des portions d’espace « zoomés » pour les phases de combat, à l’échelle des personnages. Ici c’est le contraire : le quartier résidentiel des enfants fait office d’overworld sous la forme d’un réseau de rues dans lesquelles chaque maison représente une zone de combat potentiel. Et quand on passe en phase de combat, on « dézoome » pour apercevoir la ville entière, les collines alentours : les personnages transformés par leurs costumes deviennent gigantesques et l’affrontement épique.
le monde finit au coin de la rue
A la fin du combat, l’aventure reprend ses minuscules proportions d’une histoire de gamins du quartier. Cette astuce de design évoque à merveille la perception d’un enfant : le monde finit au coin de la rue et se résume à quelques repères bien connus : la maison des parents, celles des copains, le square, le centre commercial… Plus loin dans l’histoire les personnages se retrouvent projetés dans la dimension des Grubbins, mais la géographie du monde reste exactement la même : un petit réseau de rues bordées de maisons.
D’autres jeux vidéo ont joué de ces rapports d’échelle modifiés pour évoquer l’enfance, avec une nostalgie parfois sereine, parfois un peu morbide. Double Fine proposait déjà dans Psychonauts d’explorer l’esprit des gens : le héros pouvait s’y transporter, et tenter de comprendre les névroses de son hôte en voyageant dans son chaos mental. On se retrouvait entre autres dans la chambre d’enfant d’un professeur, avec un lit immense, des cubes et des jouets géants qui formaient un décor familier en apparence mais difficile d’accès en pratique, à l’image d’un souvenir refoulé. On finissait par découvrir ce souvenir traumatisant tout au bout du parcours.
Dans Alice : Madness Returns (voir notre article dédié), tout un chapitre se situe dans un univers fait de maisons de poupées dans lesquelles Alice a la taille d’un jouet. Les couleurs sont sucrées, on y trouve de nombreux berceaux, ici aussi des cubes pour bébés. Il y a un joli papier peint à fleurs, des rideaux à dentelle aux fenêtres, des portraits aux murs. Posés à même le plancher des parts de gâteaux géants, au glaçage appétissant…
un monde trop grand pour lui et dont les bonbons sont des pièges : un monde d’adultes
Et puis si on regarde de plus près, on s’aperçoit que les gâteaux sont pleins de cafards et d’insectes dont les pattes dépassent hideusement. Les chandeliers sont des jambes féminines. Les berceaux sont décorés par de grands yeux fixes. L’enfance que l’on découvre ici est bel et bien morte et meurtrie. Le joueur dans la peau de son minuscule avatar se sent impuissant devant un monde trop grand pour lui et dont les bonbons sont des pièges : un monde d’adultes.
Beaucoup moins sinistres mais tout aussi nostalgiques sont les gâteaux du jeu Pikmin, dont on fêtait justement les 10 ans le 26 octobre dernier. On incarne Olimar, un petit astronaute venu d’ailleurs dont le vaisseau s’est écrasé sur une planète qui ressemble fortement à un jardin terrien – la petite histoire veut qu’il soit inspiré de celui de l’auteur, Miyamoto.
ces souvenirs qui nous sont devenus « aliens », étrangers et fanés
Olimar, aidé par les Pikmins, se met en quête d’éléments pour réparer sa fusée, et ce faisant fouille les recoins et souterrains du jardin, qui se révèlent bondés de trésors divers. Ces trésors sont des chocolats, mais aussi toutes sortes de « souvenirs » : de vieux jouets en bois, un xylophone, une chaussure de bébé, des crayons, un yoyo, des boîtes de conserve aux étiquettes rétro… Autant de vestiges du passé aux proportions démesurées – il faut plusieurs Pikmins pour les soulever – de souvenirs d’enfance qui sont parfois ceux de Miyamoto, parfois des clins d’œil aux souvenirs des joueurs puisqu’on peut par exemple déterrer une Game & Watch ou des bijoux en plastique qui évoquent ceux de la princesse Peach.
Il y a quelque chose de réellement mélancolique dans cette exploration et cette mise au jour d’objets perdus dans la terre, sous une racine… Quelque chose d’un peu triste aussi, malgré l’humour des descriptions qu’Olimar note pour chaque objet : ils seront tous vendus pour quelques pièces à son retour chez lui, comme autant de camelote sans valeur sentimentale. Faut-il y voir une image de l’attitude de Nintendo qui capitaliserait éternellement sur le sentimentalisme des vieux joueurs ?… Probablement pas, mais l’idée est tentante. Ce point de vue lilliputien de l’extra-terrestre Olimar est en tout cas très juste : il nous invite à regarder autrement ces souvenirs qui nous sont devenus « aliens », étrangers et fanés.
L’univers enfantin, plein de jouets et de sucreries disproportionnés est vraiment l’une des fantaisies classiques du jeu vidéo (qui n’a rien inventé d’ailleurs si l’on pense à Casse-Noisette, Hansel et Gretel, ou Pinocchio par exemple) que l’on retrouve mise en scène dans des platformers aux niveaux bariolés comme Super Mario, ou Zool, dont Chupa Chups était le sponsor. Mais un bonbon n’est jamais si bon que lorsqu’il faut le disputer aux fantômes. Finalement c’est peut-être ça, l’esprit d’Halloween : se sentir petit à la lueur des bougies, pendant un jour faire de son chez-soi un espace de jeu, le rendre étrange et inquiétant, et le décorer de toiles d’araignées pour se souvenir que tout passe, même les jeux et les bonbons.
Article initialement publié sur Merlanfrit.net à l’occasion de la thématique « Underdogs » (lire l’édito « Pour le jeu mineur » )
Le jeu Alice : Madness Returns et le film Sucker Punch (Zack Snyder) sont sortis pratiquement en même temps début 2011, et partagent bien des points communs : critiques mitigées au mieux, forte esthétisation souvent citée comme le cache-misère d’une pauvreté de fond, héroïne mi-girly mi combattante, étiquette « émo-gothico-steampunk » qui semble faire obstacle à toute interprétation poussée… Snyder décrit d’ailleurs son film comme « Alice in Wonderland with machine guns« , ce que le jeu d’American McGee est, très exactement (un poivrier faisant office de fusil mitrailleur). De plus beaucoup de critiques ont comparé le film à un jeu vidéo – comparaison péjorative bien sûr, la partie « with machine guns » étant la marque du mauvais goût et du manque de raffinement qui caractériserait le jeu vidéo. Les deux œuvres résistent pourtant à tous ces préjugés et gagnent à être connues pour leur mise en scène du combat entre aliénation et foi en soi-même.
Le parallélisme des scénarios est frappant : dans les deux cas l’héroïne est orpheline, elle vient de perdre sa sœur chérie dans un accident dont elle se rend responsable ; elle est placée dans un établissement psychiatrique sordide, et tombe sous la coupe d’un antagoniste aux penchants pédophiles ; elle devra alors chercher en elle-même la force de confronter tout ce qui la hante : les deux œuvres racontent ce voyage psychique à travers différents univers fantasmés qui se superposent à la réalité.
Quand le jeu et le film commencent, Alice et Baby Doll sont au stade le plus grave de leur névrose, en état de totale impuissance. Silencieuses : Alice est restée catatonique pendant des mois, Baby Doll ne prononce pas un mot pendant quasiment les vingt premières minutes de film. Elles ont perdu tout libre-arbitre, elles sont manipulées par les figures d’autorité : tuteur, médecin, infirmier en chef… Elles se voient alors comme des poupées, gracieuses, inanimées, absentes : l’esprit reflue hors du corps pour se mettre hors d’atteinte. La poupée, métaphore de la femme-objet, est utilisée plus ou moins littéralement au fil des deux histoires.
SOME OF THEM WANT TO ABUSE YOU / SOME OF THEM WANT TO BE ABUSED
Dans Sucker Punch on a le « nom de scène » de l’héroïne, Baby Doll, et son apparence physique irréelle – sa blondeur, son teint pâle, ses immenses faux cils… On a les jolis costumes pailletés dans la version de la réalité où le cabaret aux tons dorés se surimpose à l’asile psychiatrique. On a cette réplique du directeur qui parle des filles qu’il fournit aux clients comme de « jouets » : « You know what it feels like ? Like I’m this little boy, sitting in the corner of the sandbox while everyone gets to play with my toys, but me. So I’m going to take my toys…”
Dans Alice le motif de la poupée est beaucoup plus obsédant, puisqu’on le retrouve dans le design des monstres et du décor, mais aussi dans certaines phases de gameplay. Les ennemis récurrents sont tous des créatures noires informes affublées de têtes de poupées en porcelaine sans yeux. L’un des très nombreux univers visités est constitué de maisons de poupées imbriquées, et même de poupons géants, plus ou moins dénudés : des portes et des tunnels s’ouvrent entre leurs jambes ou à travers leur tête, distillant le malaise avant même qu’on découvre le viol pédophile dont la sœur d’Alice a été victime avant sa mort.
Puis au fil du jeu, la menace réifiante des poupées se fait plus pressante lorsqu’au lieu d’être projetée sur le monde, elle devient intime : Alice est transformée tout entière en une tête de poupée, sans corps, les cheveux rasés, et doit être manipulée par le joueur à coups de maillet ou de canon, dans certains phases de gameplay à mi-chemin entre croquet et flipper. Enfin, c’est au terme de la traversée d’une sinistre fabrique de poupées vivantes que l’on affronte le « boss » du jeu : le « doll maker », version fantasmée du psychiatre qui, comme on le découvre alors, se livrait à la prostitution d’enfants dans le monde réel. Pour parvenir à ses fins il utilisait son statut pour effacer les souvenirs des jeunes patients et les rendre dociles. De même dans Sucker Punch, Baby Doll subit une lobotomie afin de devenir le jouet parfait entre les mains du gérant de l’asile.
Ainsi les deux œuvres mêlent subtilement différents niveaux de réalité, passant de l’aliénation mentale à l’aliénation sociale par écho et métaphore, et dessinent en creux l’image d’un ennemi tellement plus difficile à combattre qu’un ennemi matériel : le combat à livrer sera donc essentiellement fantasmé.
AND IF YOU COMPLAIN ONCE MORE YOU’LL MEET EN ARMY OF ME
En effet l’affrontement est littéralement représenté par des phases de combat armé mises en scène dans un cadre imaginaire. De ce point de vue le film Sucker Punch évoque vraiment le découpage cinématique dialoguée/gameplay d’action que l’on trouve traditionnellement dans un jeu vidéo, chaque « niveau » se terminant par l’obtention d’un item validant la mission. Bien loin du cabaret-asile, l’héroïne et ses acolytes doivent affronter des samouraïs géants, des nazis zombies, des dragons et des robots : tout une fantasmagorie émanant de la culture « geek » dont Snyder souhaitait dénoncer le sexisme.
Alice, elle, se trouve aux prises avec les « ruins » à tête de poupée et des créatures inspirées du livre de Lewis Carroll, dans un combat qui évoque des peurs plus intimes et des souvenirs d’enfance. Certains sont des souvenirs heureux, d’autres évoquent le carcan qu’est la société victorienne, comme le motif du thé, indissociable de l’univers d’Alice, avec toutes ses connotations – colonies, commerce, capitalisme, bienséance, rituels de la bonne société… – qui est spécialement bien exploité dans le jeu (la théière est à la fois une arme et un ennemi, les jets de vapeur permettent de s’élever dans les airs, le décor est parfois fait de services à thé en porcelaine, etc.). Il s’agit dans le cas d’Alice d’une véritable exploration de son subconscient malade : on court après le refoulé (matérialisé par un train-cathédrale qui file à toute vitesse) sans être sûr qu’on a raison de vouloir savoir. Quand Alice rétrécit, elle distingue des marelles-plateformes et des messages enfantins tracés à la craie invisible, et elle peut se faufiler dans des trous de serrure pour accéder à des souvenirs cachés. Le level design onirique vient habilement souligner cette impression de fuite sans fin, avec des niveaux très longs mais aussi très étirés, très aériens – Alice ayant la capacité d’effectuer des triple-sauts dans le vide, de flotter sur de longues distances grâce à sa jupe, ou de faire des bonds en avant sous la forme d’un essaim de papillons. Tout ceci favorise également l’esquive et le combat à distance plutôt que la confrontation directe. Certains parleraient d’un gameplay « féminin »…
GO ASK ALICE WHEN SHE’S TEN FEET TALL
Un autre point commun très intéressant entre les deux œuvres est l’éclatement de la figure de l’héroïne qui s’incarne en différents avatars, successivement ou simultanément, afin d’illustrer le combat intérieur qu’elle doit mener. Alice a sa version « réelle » et sa version « Wonderland » qui change d’apparence selon l’environnement dans lequel elle se trouve. Elle a sa version « petite » et sa version « géante ». Elle a également une version 2D quand elle doit pénétrer dans un tableau. Elle a sa version « tête de poupée » qu’on a déjà évoquée, et elle a sa version « hystérie » – en noir et blanc, sans regard – lorsqu’elle est en danger de mort imminente. La reine de cœur semble également être un double d’Alice, et on en vient même à explorer l’intérieur de son corps et de ses organes, comme pour mieux se demander « qui suis-je ? ».
De même dans Sucker Punch Baby Doll change d’apparence pendant les phases guerrières, même si le changement est subtil : costume plus sombre, plus sexy et « bad ass », chevelure plus longue et fournie – la puissance érotique amplifie la puissance guerrière, à la manière de Bayonetta. C’est vrai pour Alice aussi : si elle est chétive et maladive dans la réalité, elle est fraîche et apprêtée, les cheveux longs, dans Wonderland.
TURN OFF YOUR MIND, RELAX AND FLOAT DOWN STREAM… IT IS NOT DYING IT IS NOT DYING
L’éclatement de l’héroïne va plus loin dans Sucker Punch, quand on finit par réaliser que Baby Doll et Sweet Pea, la « meneuse » des prisonnières du cabaret-asile, sont une seule et même personne, ou plutôt sont métaphoriquement les deux facettes d’un même personnage. Cela n’est jamais dit, seulement suggéré par le prologue, et simplement montré au cours de plusieurs séquences dans lesquelles l’une rejoue exactement une séquence vécue par l’autre, sur une scène de théâtre, parfois même avec une perruque pour mieux se ressembler. Toutes les séquences imaginaires font en réalité partie de la thérapie du Docteur Gorski, qui demande aux patientes de prendre le pouvoir sur le monde par l’imagination, pour surmonter leurs angoisses.
Le film repose sur une construction en abyme extrêmement sophistiquée, qui révèle finalement que le personnage principal n’était pas celui qu’on croyait. Tout est fait pour faire croire au spectateur que les séquences oniriques se passent dans la tête de Baby Doll au moment où elle va subir une lobotomie : une évasion en pensée désespérée comme dans Brazil… En réalité, ceci et le reste se passe probablement dans la tête de Sweet Pea, qui romance pour elle-même son histoire afin de trouver le courage de s’évader. Baby Doll est son « ange » comme elle le dit en voix off dans le prologue, elle est la personnification de sa force intérieure, une projection imaginaire idéale destinée à lui donner foi en elle-même : elle est presque une allégorie de l’inspiration au sens fort, elle dont la danse a le pouvoir d’hypnotiser son public. « I’m the star of the show » dit Sweet Pea, presque sa réplique d’entrée. « This was never my story » dit Baby Doll, presque sa dernière réplique. Une fois que Sweet Pea s’est finalement échappée, Baby Doll, son double imaginaire, peut subir sa lobotomie en souriant : sa mission est accomplie, elle peut disparaître.
Pour Alice en revanche les choses resteront indécises, en demi-teinte : ses différentes incarnations la rendent parfois plus puissante – quand, devenue géante, elle peut piétiner des châteaux entiers, parfois plus faible – quand elle est réduite à une simple tête ballotée comme une balle. Son voyage à travers ses propres cauchemars, dans Wonderland, lui permet finalement de redécouvrir la vérité sur ce qui est arrivé à sa famille et à sa sœur, sur l’identité du coupable ; il lui permet même de réunir la rage et le courage nécessaires pour tuer ce dernier en le poussant sous un train, comme Baby Doll qui poignarde finalement son gardien. Mais Alice ne s’est pas tout à fait trouvée elle-même au cours de son périple, et elle reste à la fin du jeu dans « Londerland », un mélange indéfini entre Londres et Wonderland.
Alice, le personnage comme le jeu, n’a pas la flamboyance de Baby Doll et de Sucker Punch. Le jeu reste magnifique d’inventivité et de subtilité, mais reste en arrière par sa réalisation technique vieillotte, qui le rend parfois trop rigide et trop classique. Le personnage reste un peu fragile et instable, immature, insuffisamment développé ; le dénouement n’est qu’une demi-victoire aux amères révélations, et la narration semble un peu en friche. Mais ces fêlures et ces rouages mal huilés, dans le gameplay, la technique, le scénario ou dans le personnage, c’est aussi ce qui leur confère le charme indéfinissable de l’underdog.
Comme dit le dicton, à plusieurs on fait un plus gros poisson.
C’est pourquoi nous nous sommes lancés dans l’aventure « Merlanfrit » : un site qui parle de jeu vidéo, en préférant l’analyse et le recul à la fiche technique. Les personnes qui y contribuent se sont connues sur certains sites spécialisés ou via une participation au Cahiers du Jeu Vidéo, et ont finalement décidé de rassembler leurs plumes. Je suis particulièrement fière de faire partie des rédacteurs en chef, et j’espère que le site réussira à occuper une place qui est restée bien vide jusqu’ici, tant les game studies sont encore méconnues ou mésestimées en France.
A l’avenir une partie des billets que je poste ici seront d’abord publiés là-bas, en fonction des thématiques que Merlanfrit décidera d’aborder. Depuis le lancement il y a une semaine, plusieurs de ces thématiques ont déjà été lancées, avec de très beaux textes que je vous invite à découvrir.
Mais quel est le projet derrière ce site ? Lisez plutôt le communiqué rédigé par Martin Lefebvre :
www.merlanfrit.net nouveau site d’analyse du jeu vidéo, pour des critiques ludophiles et des game studies à la française.
Lancement du site le 20 octobre 2011, avec un dossier thématique consacré au très controversé L.A. Noire, suivi d’un dossier « Underdogs » qui prendra la défense de jeux de série B à partir de lundi 24 octobre 2011.
Un de plus ?
Peut-être, mais Merlanfrit.net est habité par des critiques.
Des critiques ?
Curieuse créature que le critique ! La gueule pleine d’œuvres, cette étrange bête à tête de poisson lanterne s’intéresse à tout, va fouiner dans les recoins les plus obscurs des ludothèques. Elle a parfois la dent dure, mais sait surtout que pour apprécier sa proie il s’agit de bien la mâcher. Quoique d’une gourmandise presque pathologique, le critique n’est pas prosélyte, et il sait recracher ce qui n’est pas à son goût ; il n’est pas du genre à avaler la bête toute entière, arrêtes comprises. Mais ce n’est pas pour autant un triste sire : il sait apprécier la perle sous les apparences rugueuses de l’huître. Il jette de ses yeux globuleux un regard parfois oblique, mais qui se veut toujours éclairant. Avec sa langue râpeuse, il lui arrive d’employer des mots compliqués, mais c’est parce qu’insupportable cuistre, le critique s’intéresse aussi à la littérature, au cinéma, ou aux sciences humaines.
C’est bien joli votre histoire de critique, mais qui se cache derrière ces masques de poissons ?
Nous sommes un collectif d’amateurs de jeu vidéo, formé au fil de rencontres, autour de sites vidéoludiques indépendants comme Planetjeux.net, ou bien à travers une participation à la revue Les Cahiers du jeu vidéo. Nous venons d’horizons différents : certains d’entre nous travaillent dans l’industrie vidéoludique, mais pour la plupart nous avons de toutes autres occupations, et ce n’est que le soir venu et les enfants couchés que nous enfilons notre panoplie de space marine ou de super détective pour nous cramer les yeux jusqu’à pas d’heure. Une chose est sûre : nous passons trop de temps devant notre écran, et nous avons tendance à jeter sur la réalité des yeux de merlan frit.
Et en pratique, si je daignais cliquer sur votre URL, qu’est-ce que je trouverais ?
En voilà du journalisme d’investigation de si bon matin ! Eh bien, nous avons commencé par une thématique consacrée à L.A. Noire (www.merlanfrit.net/Astre-noir,65) , jeu controversé, désastre industriel, mais tout de même des plus passionnants d’un point de vue narratif.
Notre premier week-end a été dédié à l’IGF 2012 Pirate Kart (www.merlanfrit.net/Secret-Special-Pirate-Kart-Weekend), une compilation de micro-jeux indépendants présentée en guise de provocation à l’Indie Games Festival. Nous nous sommes entretenus avec Mike Meyer (www.merlanfrit.net/2012-IGF-Pirate-Kart-la-pochette), l’initiateur du projet, et nous avons déballé la pochette surprise en expliquant les conditions de création de ces esquisses de jeu.
Ce lundi, nous commençons à chanter les underdogs (www.merlanfrit.net/Underdogs), ces jeux de série B comme Alice : Madness Returns (www.merlanfrit.net/World-War-in-a-Doll-Head), Disaster : Day of Crisis, et bien d’autres, souvent mal-aimés mais qui n’en sont pas moins à défendre.
Dites, vous êtes éclectiques, on risque pas de s’y perdre ?
Comme vous le constatez, tout nous intéresse, des amateurs pas fichus de payer 95 $ pour s’inscrire à un festival indépendant, aux méga-productions.
A partir de début novembre, à l’occasion de la sortie de The Elder Scrolls V : Skyrim, nous consacrerons une série d’articles aux jeux d’exploration, qui nous emmènent au bord du ciel. Pour le reste, vous verrez bien.
Article initialement publié sur Merlanfrit.net
Créer des jeux sans aucune contrainte éditoriale ni censure c’est créer un espace d’expression populaire : revendiquer, protester, exprimer son mal-être ou proclamer « fuck la police », c’est un autre aspect du Pirate Kart, cette compilation sauvage de plus de 300 jeux qui permet à des inconnus désargentés de participer à la compétition de l’Independent Games Festival.
Être développeur indépendant donne beaucoup de libertés par rapport à ce que l’on connaît sur de plus grosses productions : on subit moins les carcans de genre ou de licence, les pressions des éditeurs ; les équipes, les budgets et les temps de développement sont moindres et accordent plus de souplesse… Mais même dans ce cas, on n’est jamais totalement libre. Il faut respecter les contraintes liées à la plateforme sur laquelle on publie, les ratings en termes de violence, sexe, langage, thématiques… Les délais de publication peuvent être énormes, il faut passer une série de tests qualitatifs et techniques…
En revanche lorsqu’on est développeur du dimanche, et qu’on a décidé de se passer à la fois d’un niveau de finition professionnel et de tout espoir de profit, toutes ces contraintes disparaissent, et les jeux peuvent alors acquérir une finalité très différente : comme celle de véhiculer une réaction à l’actualité, un message politique, une expérience intime indicible… en dehors de tout tabou ou toute censure.
La généralisation de l’équipement informatique et d’internet dans les foyers, ainsi que le développement d’outils de création (Game Maker, Adventure Game Studio, RPG Maker, Multimedia Fusion, Stencyl Works…) accessibles aux amateurs, permet au jeu vidéo de devenir un véritable moyen d’expression populaire. Si les moteurs de jeux (Unreal, Unity…) requièrent de bonnes connaissances en programmation, n’importe quel débutant peut bidouiller sur l’un de ces outils après quelques heures de tutoriel.
Le jeu vidéo peut alors devenir un moyen de s’exprimer comme on l’aurait fait en écrivant un pamphlet ou un journal intime, ou comme on peindrait une pancarte pour manifester. Le jeu s’adresse à soi-même, à ses amis ou ses ennemis, jamais au « marché ». C’est une forme d’expression à part entière, qui ne pourra que continuer à se développer. C’est cette façon d’envisager le jeu vidéo qui a conduit Mike Meyer à créer ce Pirate Kart (voir l’entretien sur Merlanfrit.net) : « Ne laisse personne te dire que tu ne peux pas ou que tu ne devrais pas faire un jeu. Bien sûr que tu peux, et bien sûr que tu devrais. »
Si certains participants s’efforcent réellement de venir avec une proposition ludique valable, d’autres n’avaient pas d’autre but que de « s’exprimer », le jeu devenant davantage un moyen qu’une fin. Le Pirate Kart compte de nombreux exemples de cette démarche. Il y a les jeux qui sont simplement provocateurs et qui exhibent des éléments sexuels comme on aurait dessiné des bites derrière la porte des toilettes du collège : Space Phallus, You Have to Knock the Penis… D’autres proposent par exemple un Jésus qui doit détruire des croix en urinant dessus…
Quelques-uns cependant ont réellement quelque chose à dire ou revendiquer. Cette provocation se fait alors légèrement plus politique avec par exemple les jeux d’Anna Anthropy, une autre figure bien connue du jeu indie « d’en bas ». Dans Defend the Land, on doit observer un groupe de femmes qui tournent sur elles-mêmes, la jupe relevée, et cliquer sur celle qui a un pénis et est en réalité transsexuelle. Étant elle-même transgenre, Anna Anthropy avait ainsi exprimé, suite à une polémique sur le web, son exaspération pour la transphobie. Avec son jeu A Game About Choices For At-Risk Youth elle se moquait du discours qui voudrait que l’abstinence soit la seule solution pour ne pas attraper de MST.
Dans Criminal Alley il s’agit de condamner les violences policières : on nous présente trois personnages – un gangster, un policier et un quidam – et on doit cliquer sur le « dangereux criminel ». Il faut systématiquement cliquer sur le policier pour marquer des points.
Parodie un peu plus spécialisée et communautaire, son jeu Sky Edge, dans lequel il faut attraper au vol des parchemins (« scrolls ») portant des noms de jeux vidéo bien connus, est une critique de l’attitude du studio Bethesda, qui a récemment intenté un procès à l’indie Mojang (développeur de Minecraft) pour avoir utilisé le terme « scroll » dans le titre de son prochain jeu, terme qui est associé selon eux à leur licence « The Elder Scrolls ».
Tous ces jeux sont généralement assez laids et d’un mauvais goût assumé : réalisés en quelques jours sous le coup de la colère, ce sont réellement des jeux protestataires.
D’autres titres de ce Pirate Kart abordent des thématiques liées à la sexualité ou au machisme, mais aux antipodes des jeux d’Anna Anthropy, ils optent pour une approche intimiste, pudique et abstraite, via le jeu textuel. On ne sait pas si My First IGN Interview, de Nyob, ou Calories, d’Emma Faeron, sont d’inspiration autobiographique, mais ils mettent tous les deux le joueur dans la peau d’une victime, et le confrontent aux choix tous néfastes qui s’offrent à elle.
Le premier nous fait vivre un entretien d’embauche, et le harcèlement sexuel qui peut l’accompagner. Sans grande subtilité, on peut le subir et avoir le job, ou le refuser et repartir sans travail, mais les choix de répliques sont plutôt amusants.
Dans Calories, on vit une journée dans la vie d’un(e) adolescent(e) : tous les choix se rapportent au type de nourriture consommée et à l’exercice physique accompli. On s’attend donc à une conclusion en rapport… mais la journée s’achève par un viol commis par le père du personnage. Et une phrase qui nous indique que peu importe la quantité de calories consommées, notre père recommencera demain. Le joueur peut recommencer la journée, faire d’autres choix de nourriture – les seuls qui se présentent à lui – la conclusion sera toujours la même. Sinistre et désespérant, mais assez intelligent comme façon de mettre en scène la boulimie et l’anorexie comme conséquences de traumatismes plus profonds.
Ces jeux proposent une situation, un témoignage ou un slogan : une expérience à vivre une seule fois. Rarement agréables à regarder, et souvent à la limite du pénible à jouer, ils subordonnent le jeu au message, et ne prétendent certainement pas révolutionner l’art du game design. Ils sont une sorte de croisement contre-nature entre le serious game et le gif animé, la pancarte en carton et le journal intime. Le message est souvent personnel, brouillon, parfois obscur ou aussi non-signifiant qu’un t-shirt du Che.
Le jeu de Crow par exemple, intitulé Rougelaika : a Remembrance, exploite une imagerie soviétique des plus éculées et nous propose de diriger la chienne Laïka (utilisée par les Russes comme sujet de test d’un vol spatial catastrophique) dans un cosmos parcouru par des planètes et des « Oncle Sam » tournoyants… Enfin l’écran final proclame que les « meilleurs scores » sont une manipulation du prolétariat et ne sont donc pas enregistrés. Le message ici paraît fumeux, voire sans objet.
Quoi qu’il en soit on a tout de même un espace d’expression dans lequel peuvent être abordés des sujets comme l’alcool, le tabac et la drogue (par exemple Eliza Edith Escapes Expiration de Sergio Cornaga), ou d’autres thèmes dits « adultes ».
Ces brouillons de jeux auto-expressifs méritaient-ils de figurer dans une compétition telle que celle de l’IGF ? Probablement pas, dans la mesure où ils n’apportent quasiment rien en termes de game design. Cette compilation faite à l’arrache est assez hétéroclite, il faut espérer que les quelques jeux qui ont réellement vocation à être des « œuvres » réussissent à se faire remarquer. Mais le reste est intéressant aussi, simplement en tant que fragments d’individualités, et aussi pour ce que leur existence dit de l’avenir du jeu vidéo comme média populaire.
Quant à savoir si ces jeux contestataires peuvent être d’une efficacité quelconque en termes de résultats, la réponse est probablement non également – pour l’heure. Aussi juste soit le message, s’il ne fonctionne pas bien en tant que jeu, son pouvoir de conviction et de diffusion restera limité : un jeu fait par « un connard de hippie » pour « des connards de hippies »*.
Il faut tout le talent et le travail soigné du studio la Molle Industria par exemple pour qu’un jeu réussisse à faire polémique et à dénoncer des pratiques économiques honteuses : le dernier en date est Phone Story qui dévoilait le coût humain et écologique de fabrication de l’iPhone. Le jeu fut brièvement disponible sur l’Apple Store avant d’être retiré pour des motifs douteux : mais trop tard, le message était passé.
Pour un jeu vidéo d’expression populaire, les conditions sont en tout cas réunies : outils, moyens de diffusion rapides, réseaux, volontés individuelles… Peut-être en ce moment-même un obscur développeur amateur est-il en train de bricoler un We Are the 99 % – the Game qui fera date ? Le jeu vidéo peut réellement devenir un moyen d’expression démocratique universel, et « sauver le monde » – ou, du moins, essayer.
* Ceci est une allusion à South Park. Aucun développeur amateur n’a réellement été insulté pendant l’écriture de cet article.
Abel changea de trottoir et se dirigea vers la cabine de téléportation publique. Il prit place sur la plaque luminescente, prenant soin que ses pieds se positionnent parfaitement sur les traces blanches. Il tira de son portefeuille sa télécarte et la fit glisser dans la fente. Sur l’écran ses données personnelles s’affichèrent, carnet de santé, compte en banque, et il pointa du doigt sa destination sur le planisphère, plusieurs fois jusqu’à sélectionner une cabine d’arrivée précise.
Le plafonnier émit son vrombissement caractéristique et les parois vitrées de la cabine virèrent au bleu outremer, plongeant le reste de la ville dans une nuit lointaine et aquatique.
Abel soupira et se détendit, seul. Plusieurs fois il s’était demandé s’il ne choisissait pas ce mode de transport uniquement pour le délicieux vertige qu’il procurait. Il savait bien que l’abus en était déconseillé, et que la téléportation n’était pas sans risques. Mais il détestait la promiscuité des spatiobus, et finissait toujours par craquer pour la téléportation, malgré les risques, malgré le prix exorbitant, malgré les sarcasmes de ses collègues qui le traitaient de snob.
La lumière du plafonnier se fit plus douce et le vrombissement plus léger, et les parois de la cabine se colorèrent en un mauve floral. C’était parti.
Abel ferma les yeux. Il avait l’impression de sentir la machine scanner chaque atome de son corps, délicatement, minutieusement, patiemment. Le silence était total, et Abel sentait un gazouillis dans ses veines, un frémissement dans ses muscles, une ondulation dans ses cheveux, comme si chaque parcelle de son corps s’étirait telle un chat au soleil. La caresse de la machine l’enveloppait de ses rayons invisibles, et Abel souriait. Il sentait qu’il devenait transparent, le transfert avait commencé. Dans une cabine lointaine, dans les rues rouges et poussiéreuses du désert de Moabville, son corps commençait à exister aussi. C’était tellement étrange de se sentir un peu dans les deux endroits à la fois, d’apercevoir à la fois les gratte-ciels de Newport et les trottoirs fissurés de Moabville.
Les rayons se faisaient plus pressants, presque palpables, comme pour l’essorer, le presser, pour le faire sortir de lui-même. La lumière se répandait dans son corps à une vitesse vertigineuse et Abel se sentait auréolé de perles murmurantes, rayonnant d’une gloire muette. Son corps se dissolvait alors dans un pétillement de joie, et son esprit vacillait, au bord de la nausée. C’était le point de non-retour du transfert. Abel se voyait, dédoublé, à des milliers de kilomètres, il contemplait son fantôme inversé, et son fantôme le contemplait, et son cerveau désemparé était au bord de la panique.
A ce moment-là, Abel ne pouvait s’empêcher d’avoir peur. Et s’il ne se reconstituait pas dans l’autre cabine ? Et s’il se reconstituait mal ? Il y avait eu des accidents. Des choses monstrueuses. Mais c’était très rare, statistiquement. Et si l’homme qui se dessinait de plus en plus nettement au loin n’était pas lui ? S’il devenait autre à chaque téléportation, sans s’en apercevoir ? Oh pas grand chose, puisqu’on le reconnaissait. Peut-être les cheveux à peine plus clairs, ou un grain de beauté perdu… Ou un souvenir déformé… Et dans quelques années, il ne se reconnaîtrait plus sur ses vieilles photos ? Absurde, se raisonna-t-il dans les deux cabines à la fois.
Abel de Moabville prenait le dessus, et sa conscience de Newport s’estompait peu à peu. Il distinguait maintenant très bien l’enseigne du bazar devant lequel se trouvait la cabine d’arrivée. Il apercevait les passants, et les regardait de l’air de celui qui peut voir sans être vu. Pour eux il n’était encore qu’une éclaboussure lumineuse, à peine remarquable derrière les vitres fumées, néon parmi les néons.
La téléportation s’achevait et la machine semblait pressée d’en finir, pressée de pouvoir se féliciter d’un travail bien fait. Comme un vendeur de costume dans un magasin de luxe, les mains invisibles du scanner tournoyaient autour d’Abel avec élégance, et semblaient tapoter, lisser, ajuster, épousseter, et apprécier le résultat d’un œil impartial et satisfait, faisant mine de ne pas remarquer le trouble du client. Pas une seule cellule ne serait oubliée. Il serait impeccable.
La téléportation était finie, il était arrivé dans sa ville. La lumière du plafonnier baissait, les couleurs redevenaient naturelles, le bruit s’arrêta. Sa carte fut débitée et les portes s’ouvrirent.
Encore parcouru de caresses magnétiques, Abel sortit de la cabine comme on sort de chez le coiffeur, cherchant dans les regards admiration ou moquerie. Mais personne ne prêtait attention à lui, seul le propriétaire du bazar lui adressa un signe de tête, comme d’habitude. Tout en suivant mécaniquement les rues chaudes et sales Abel retenait tant qu’il le pouvait les sensations de la téléportation, derniers frissons, dernières taches de couleur. Les autres n’avaient qu’à se moquer. Ils ne pouvaient pas comprendre.
Le blog Playtime du journal Le Monde vient de publier une longue interview de Sébastien Genvo, maître de conférences à l’université de Metz et créateur d’un premier jeu vidéo intitulé Keys of a Game Space. Son objectif était de montrer qu’un jeu vidéo peut explorer des émotions subtiles, aborder des sujets douloureux, et faire expérimenter au joueur un engagement par le choix dans des situations difficiles, en le mettant dans la peau d’une personne confrontée à un dilemme moral. Dans son interview Genvo laisse entendre que le jeu vidéo n’y est jusqu’ici pas parvenu, ou ne s’y est que très peu intéressé, à part pour quelques œuvres « marginales » comme Ico ou Passage : « Il est rare de pleurer devant un jeu vidéo, ou de ressentir de la tristesse. » dit-il.
Une chose est sûre : on n’a pas dû jouer aux mêmes jeux depuis ces 20 dernières années. Je pense même qu’on pourrait affirmer exactement l’inverse. La plupart des jeux narratifs (blockbusters compris), c’est-à-dire des jeux qui prétendent susciter de l’émotion (on ne parle pas de jeux de sport ici je suppose) se font un devoir de proposer au moins une scène triste, et ces scènes-là sont souvent efficaces (Gears of War, Final Fantasy…). C’est parfois même le jeu tout entier qui respire la tristesse et la mélancolie (Silent Hill : Shattered Memories…). Le choix moral laissé à l’appréciation du joueur est également une feature passablement à la mode, même si le design laisse souvent matière à discussion (Bioshock, Heavy Rain…). Enfin les thèmes comme celui du jeu de Genvo sont effectivement plus rares, mais là comme ça je crois pouvoir citer quatre ou cinq jeux mainstream qui évoquent les souvenirs douloureux d’une enfance maltraitée (j’y reviendrai dans un autre billet).
Mais passons. Si Genvo affirme cela, c’est sans doute qu’il a quelque chose à proposer pour aller plus loin dans ce sens. J’ai donc testé Keys of a Game Space. Entendons-nous bien : c’est une première réalisation, de dimensions modestes, et qui a au moins le mérite d’essayer de placer haut la barre, loin de moi l’idée de dénigrer cela. Cependant au final le jeu lui-même va à l’exact encontre du propos théorique de son auteur. En effet, comment expliquer que le jeu vidéo permet de simuler des choix, un engagement, et d’expérimenter ce qu’une autre personne a vécu, en proposant un jeu presque vide de choix et dont les seules options laissées au libre-arbitre du joueur sont binaires ? Comment peut-on même avoir la prétention de dire « nous espérons également qu’il pourra aider des victimes en détresse psychologique et qu’il fera réfléchir certaines personnes qui s’apprêteraient à commettre des actes graves en leur faisant vivre par le jeu les conséquences de leurs agissements. » quand on se contente de mettre en scène des souvenirs personnels sans laisser aucune place au joueur, sans lui permettre ni de réfléchir ni d’agir, à part lors d’un unique choix final « blanc ou noir » ?
En réalité, Keys of a Game Space ne propose quasiment aucune liberté au joueur, pas même celle d’effectuer les actions dans n’importe quel ordre contrairement à ce qui est annoncé. Pour parler clairement, Keys of a Game Space ne propose même que très peu de gameplay, et un design narratif extrêmement léger, avec des dialogues et des situations assez « cliché » (« le lieu où les anges pleurent en silence » pour parler de pédophilie, sérieusement ?), entrecoupés de références théoriques et de déclarations d’intention. Ça n’est vraiment pas réellement pire que beaucoup de jeux d’aventure old school au design rigide, mais au regard du projet énoncé, c’est à mon avis un échec.
Mais ce n’est pas grave. Comme on le lit dans tous les conseils pour apprentis game designers : votre premier jeu sera certainement très mauvais, parce que personne n’a la science infuse, et que l’important est de faire et de se tromper, pour apprendre : on a tous des débuts qu’on préfère oublier. Non, ce qui est plus gênant, c’est que cette tentative maladroite et assez pontifiante soit présentée par un grand journal comme un « jeu d’auteur », et assorti d’une promotion flatteuse et d’une longue interview où l’on parle de légitimation artistique et culturelle du jeu vidéo.
Pourquoi ? A mon avis pour deux raisons.
La première c’est que la presse généraliste est complètement désemparée quand il s’agit de parler de ce « nouveau » média (il n’est nouveau que pour les journalistes en question) : ils n’ont personne qui sache en parler, personne qui l’ait étudié à la fac, ou personne qui l’ait un tant soit peu pratiqué de l’intérieur. Alors quand ils voient quelqu’un avec un titre universitaire et un discours plein de références savantes, ils se disent que ça doit être du sérieux et du respectable.
La deuxième c’est cette espèce de mépris de la culture populaire, qui fait qu’au fond d’eux-mêmes ils ne sont pas persuadés que le jeu vidéo soit en lui-même sérieux et respectable*. Je vais simplement citer les propos de Sullivan Le Postec à propos du « cinéma d’auteur français », qui réagissait à un article de Télérama, car ce qu’il dit peut être exactement transposé pour le jeu vidéo :
Right, en 2011, à Télérama, ils font encore cette distinction primaire entre le divertissement et la culture. Et c’est vraiment un article de cette année, hein, pas une reprise d’un article de 1991. Difficile de mieux démontrer qu’on n’a rien compris à ce qui s’est passé culturellement en France et en Europe ces trente dernières années qu’en écrivant ce genre de choses. Par son mépris du ‘‘divertissement’’ – c’est-à-dire de la culture populaire – la France s’est rendue culturellement stérile depuis quelques décennies.(…)
Le cinéma d’auteur français, c’est une quantité invraisemblable de films, dont une très grosse portion sont simplement des navets, qui s’étouffent les uns les autres. Le cinéma d’auteur, il n’a pas besoin d’être sauvé: il se meurt d’être surprotégé. Il pourrit de son trop grand nombre. Il se décompose du fait que subventions et ‘‘exception culturelle’’ font que n’importe qui peut mettre sur les écrans, en se disant Auteur, n’importe quoi – c’est-à-dire dans 90% des cas une histoire vue mille fois, au scénario très mal structuré, et horriblement mal filmée – et qu’il se trouve encore des journalistes de Télérama pour crier au génie.
Le jeu vidéo d’auteur français n’est certes pas en risque d’étouffement, car il ne bénéficie pas d’autant d’aide que le cinéma, même si les politiques ont semblé s’y intéresser récemment (Martine Aubry, Frédéric Mitterrand…). En revanche on observe la même inculture et le même sectarisme de la part de la presse, qui pourra célébrer comme une œuvre d’auteur un « navet » mal écrit, mal conçu, mais qui aura le « bon goût » de proposer un contenu « sérieux », « réaliste », « adulte », et de bannir de ses mécanismes tout ce qui pourrait trop ressembler à du divertissement. On trouve le même snobisme aberrant dans les expositions et manifestations diverses « autour du jeu vidéo », qui bien souvent se rabattent sur des machinimas ou sur des jeux « à message » sans gameplay ; ou bien dans les colloques qui ne jugent pas utile d’inviter des créateurs de jeux. Heureusement d’autres démarches existent, qui embrassent le jeu vidéo pour ce qu’il est (l’expo Arcade ! par exemple qui permet aux visiteurs de réellement jouer à des jeux). Un jeu avec un gameplay fort empêche-t-il l’existence d’un message ? C’est bien sûr tout le contraire, le gameplay d’un bon jeu participe du message et de la narration.
Il faudrait toutefois interroger cette notion « d’auteur » : faut-il nécessairement faire un jeu tout seul avec trois bouts de ficelle et une grosse ambition pour être qualifié d’auteur, façon Jonathan Blow (Braid) ? Un jeu fait par un gros studio est-il nécessairement vide de sens et de qualités philosophiques ? En réalité, on retrouve le même problème à l’autre bout du spectre : des jeux AAA ayant mobilisé des dizaines voire des centaines de personnes pendant plusieurs années seront souvent attribués à une seule personne : Levine pour Bioshock, McNamara pour L.A. Noire, Cage pour Heavy Rain, Miyamoto pour les Super Mario… Ce que les joueurs ont aimé, est-ce vraiment imputable à ces seules personnalités, ou bien à des game designers anonymes ? Il existe bien sûr de vrais « porteurs de vision », mais il est certain qu’un jeu vidéo de ce niveau n’est jamais l’œuvre d’une seule personne.
Ce qui n’arrange pas certains journalistes tant il est plus confortable d’utiliser cette figure de l’Auteur pour valoriser et légitimer un jeu, et de jouer au dernier David Cage comme on va voir le dernier Lars von Trier : cela confère inévitablement une aura de fin connaisseur. Est-ce une attitude spécialement française ? Pour David Cage la mise en avant de son nom est en tout cas une démarche marketing assumée, comme il l’a expliqué lui-même, afin de garder le contrôle sur les productions de son studio. Et cela a fonctionné à la perfection, Heavy Rain est considéré comme le jeu d’un seul homme, donc un « jeu d’auteur », alors même que son scénario et sa narration comportent des défauts majeurs, sans être du tout originaux et personnels.
Il faudrait aussi s’arrêter sur cette autre tendance française qui consiste à parler d’auteur dès que quelqu’un s’est contenté de poser ses tripes fumantes sur la table, sur cette obligation du réalisme voire du naturalisme ou de l’autobiographie, que l’on retrouve aussi bien dans le roman qu’au cinéma et finalement dans le jeu vidéo, et qui devrait être la quintessence de ce que l’Auteur apporte au public, rendant superflues toutes règles de style et de narration** : ou comment faire avaler un navet de plus. Il faudrait enfin réfléchir à ce mépris des codes, des règles, des techniques et des savoir-faire qui viendraient corrompre je ne sais quelle innocence et spontanéité de l’Auteur. Car cela conduit, finalement, à mépriser le métier de game designer et de narrative designer (professionnels, indies, amateurs), et à déposséder ces derniers de toute légitimité.
C’est décidément une profession qui n’est pas reconnue.
Keys of a Game Space ne méritait sans doute pas plus ma colère qu’il ne méritait la publicité qu’il a eue, et j’ai quelques scrupules à l’avoir pris comme prétexte. Mais je ne peux m’empêcher de mettre ce manque de discernement en perspective avec les récentes affaires autour des conditions de travail déplorables que les professionnels du jeu vidéo connaissent bien souvent (révélées notamment à propos de L.A. Noire et du studio Team Bondi) : heures supp non payées, salaires dérisoires, chantage au licenciement, crunch au long cours, éviction de noms au générique du jeu, proportion incroyable de projets annulés en cours de production, designs amputés selon la fantaisie du marketing ou du patron dont le fils a eu une super idée, scénarios confiés à des scénaristes TV ou des romanciers qui n’ont pas la plus petite idée de ce qu’est une narration interactive… Il faut vraiment être passionné pour continuer dans cette voie.
Je me console en me disant qu’un jour je ferai un jeu pour raconter tout ça, et qu’on dira que c’est un jeu d’Auteur.
* Quand Anthony Jauneaud, narrative designer chez Ubisoft, a émis des critiques sur cette interview, la réaction du responsable du compte Twitter du blog Playtime a été de lui dire abruptement de retourner jouer à Driver, Call of Duty ou aux Lapins Crétins. Révélateur.
** Un jeu français, d’inspiration autobiographique, mais avec un vrai gameplay, ça existe : ça s’appelle I am Ourobouros, par Pierrec (oujevipo.fr) et ça a été réalisé par lui tout seul en moins de 48h.
Allez cette fois, j’arrête de réfléchir à des améliorations d’interface, à des indices plus limpides pour les joueurs, je décide que la phase de développement est terminée, et je publie… mon premier jeu. Notre premier jeu à Ray et à moi.
Bien sûr pas le premier sur lequel on ait travaillé puisque ça fait quelques années que nous sommes employés tous les deux comme game designers. Pas non plus le premier bidouillage ludique, puisqu’on s’est bien entendu fait les dents sur ce qu’on pouvait auparavant, grâce à toutes sortes d’éditeurs de niveaux et de scénarios, ou à des créations « jetables ».
Mais cette fois, c’est différent, parce que c’est vraiment un projet que l’on a réalisé nous-mêmes de A à Z. Depuis le concept, le scénario, le gameplay jusqu’aux graphismes et au code. C’est un projet qu’on a réussi à mener jusqu’à son terme, ce qui est sûrement le plus difficile. Et c’est un jeu que l’on va diffuser, qui ne sera pas fait juste à l’intention de quelques copains.
En fait la première chose qui me vient à l’esprit, c’est « pourquoi je n’ai pas fait ça avant ». J’aurais dû. Ça a été pas mal de stress et de prises de tête, mais surtout beaucoup de plaisir. Et puis les cycles de production étant ce qu’ils sont dans l’industrie du jeu vidéo, le simple fait de commencer un projet, d’en maîtriser la direction, et d’en voir le bout est un bonheur rare et précieux, même quand le projet est modeste.
Bref, pour marquer le coup, un petit post-mortem s’impose.
LE CHOIX DU GENRE
Le genre de l’escape the room (trouver moyen de s’évader d’une pièce fermée en utilisant ce qui s’y trouve) est un peu une sous-niche, un truc super pointu faisant partie de la famille des point’n click. Déjà le jeu d’aventure n’est pas vraiment ce qui a le plus le vent en poupe, l’escape n’en parlons pas : c’est le genre qui concentre à haute dose tout ce qui peut rebuter les joueurs – difficulté, casse-têtes, absence d’indications sur ce qu’il faut faire pour progresser…
De plus c’est un genre qui ne se rejoue pas une fois qu’on a fini le jeu, à la différence de nombre de puzzle-games qui connaissent le succès sur le web ; et un genre de jeu qui a une durée de vie très courte.
Clairement ce n’est pas un choix qui promet un jeu rentable. Mais ce n’était pas notre but. Je voulais commencer par un jeu suffisamment simple à scripter, et me faire plaisir avec un genre que j’affectionne, et surtout un genre extrêmement codifié, idéal pour un exercice de style. L’escape a cependant réellement ses fans et ses amateurs, les mêmes gens qui, j’imagine, aiment jouer à Professeur Layton. Des gens qui aiment réfléchir à des énigmes pas trop évidentes du moment que la solution est disponible en cas de blocage. Au moment où j’écris, le jeu est publié depuis 24h et environ 15 000 personnes y ont joué à travers le monde.
UN OBJECTIF DE DESIGN
En réalisant le document de concept du jeu, puis son design, je me suis donné un petit défi : réaliser un jeu d’escape narratif, où les énigmes ne soient pas simplement logiques, mais soient plutôt les clefs qui dévoilent une histoire progressivement en tirant partie de l’unité de temps et de lieu (tout le contraire d’un Layton pour le coup, où énigmes et histoire sont bien séparées).
Il me semble, très subjectivement, que les meilleurs jeux d’escape sont pour l’instant japonais. Ou peut-être pas les meilleurs, mais en tout cas les plus canoniques et formalistes. Ils sont généralement très épurés visuellement, les énigmes sont volontiers abstraites, mathématiques, ou faites d’associations de formes colorées, de lettres ou de symboles. Il n’y a généralement aucun texte, ou très, peu, généralement aucun contexte narratif, ou alors à peine suggéré. Les jeux d’escape occidentaux au contraire, ont tendance à aller vers du jeu d’aventure classique, avec des énigmes souvent peu intéressantes car trop rationnelles, pragmatiques (réparer, construire…), et des jeux très bavards. On a l’impression de jouer un extrait d’un jeu d’aventure plus vaste, et pas d’être à l’intérieur d’un casse-tête géant, mais fermé et fini.
Mon objectif était d’essayer de trouver un juste milieu en créant des énigmes qui racontent une histoire, qui matérialisent un univers cohérent, mais en restant des énigmes basées sur un système symbolique propre à cet univers et à lui seul. Un bon exercice de narrative design en somme. Je voulais même éviter tout texte superflu… et puis finalement j’ai craqué, j’ai quand même intégré une sorte de journal du personnage, qui aide à construire le thème.
Dans certains jeux le joueur comprend qu’il doit collecter/assembler/disposer une série d’objets (cristaux, billes, papiers, clefs, cartes magnétiques, objets plus ou moins mystiques…). Ici les choses à assembler seraient des échos du passé plus ou moins brumeux dans la tête du personnage, des souvenirs qui finiraient par faire émerger une vérité oubliée. Finalement l’idée se rapprochait assez d’une logique des rêves, où tout semble sujet à interprétation, sans que l’on sache forcément laquelle est la bonne. Ça se prêtait bien à une histoire qui parle d’hallucinations et de faux souvenirs. Mais comment faire pour que le joueur comprenne facilement le langage du jeu ? C’est là qu’est venue l’idée d’utiliser le film Le Magicien d’Oz (Fleming, 1939) comme référent : avec son thème bien connu du « retour chez soi » et du « home sweet home », la tentation était grande de l’utiliser de manière détournée ou parodique dans un jeu où le but est de foutre le camp de chez soi par tous les moyens. La référence fonctionnerait un peu comme un inconscient collectif qui permettrait de déchiffrer de vieux mythes, mais en version pop.
Au final, c’était une demi-bonne idée : je pense que le thème et les références au film comme moteur d’énigme fonctionnent bien, en revanche je m’aperçois que finalement peu de gens connaissent encore suffisamment bien le film pour que cela les aide à comprendre le jeu. Certains joueurs lui ont reproché un manque total de logique du fait qu’ils ne comprenaient pas les clins d’oeil et encore moins les indices. C’est problématique pour un jeu d’avoir un tel pré-requis, et ce serait l’une des choses à améliorer si je devais retravailler dessus. En l’état le jeu a un niveau de difficulté assez élevé. Et pour ne pas arranger les choses, après beaucoup d’hésitation, j’ai finalement inclus un semi-game over dans cette escape, alors que ça ne se fait pas trop d’habitude. Ça fait beaucoup de choses qui découragent les joueurs, même si la difficulté fait partie des règles du genre.
LA TECHNIQUE
Puisque la partie code m’incombait, et que j’ai absolument zéro background en programmation, j’ai opté pour Multimedia Fusion 2, qui permet de développer un jeu sans avoir à réellement coder. Il faut quand même avoir une certaine idée de ce que l’on peut scripter à partir d’une série de tests et de conditions, et ce n’est pas toujours évident à prendre en mains. Mais à force de tutoriels, de forums, d’essais, et de suggestions avisées de Ray, j’ai fini par contourner suffisamment de problèmes pour avoir quelque chose qui tourne.
J’ai quand même l’impression d’avoir fait les choses un peu « salement » et je suis contente que personne n’aille mettre son nez dans ce que j’ai fait ! La plupart du temps j’ai scripté des cas particuliers faute de savoir réutiliser un même modèle d’action pour tous les cas nécessaires. C’était sûrement une perte de temps et un risque de laisser des bugs, mais en tant que débutante sur l’outil je n’étais pas capable de faire mieux. J’ai évidemment beaucoup appris au cours de ce développement, même s’il me reste encore énormément à expérimenter. Par exemple je n’ai pas encore essayé de proposer une sauvegarde du jeu, ce qui m’a été reproché.
Il y aurait de ce fait beaucoup de choses à améliorer au niveau de l’ergonomie (je n’ai pas réussi à utiliser la molette de façon satisfaisante pour faire pivoter des éléments ; je n’empêche pas les actions quand un objet inutile est attaché au pointeur…) Si j’ai du temps, du courage et des idées, il y aura de quoi y revenir.
En revanche j’assume totalement certains choix de design, comme le fait que le pointeur ne change pas d’apparence au survol d’un objet interactif, ce qui rendrait le gameplay artificiel.
Ensuite c’est une question de temps : ce n’est « qu’un » petit jeu d’escape, c’est un premier essai, ce n’est pas un jeu qui nous rapportera grand chose. Je pourrais y passer encore des semaines, mais je crois qu’il est plus sage de clore le projet et de penser au suivant. L’important étant que le jeu n’ait à ma connaissance plus de bugs, qu’il soit jouable, appréciable. Ce qui a l’air d’être le cas.
Pour ce qui est des graphismes, c’est Ray qui s’est chargé de « peindre » sous Photoshop tous les superbes décors. Le jeu lui doit complètement cette ambiance délabrée et mélancolique que je n’avais pas du tout prévue au départ. J’ai dessiné les objets sous Fireworks en essayant d’harmoniser le style avec celui de l’appartement. Au final je suis vraiment contente du style et de l’atmosphère, même si l’usage de Photoshop a posé quelques contraintes : impossible de simplement déformer une zone pour la montrer en gros plan ou sous un autre angle (la plupart des jeux d’escape sont réalisés en 3D). Ça a fortement impacté le gameplay puisque je ne pouvais pas cacher d’objets derrière un meuble sans que ça oblige à dessiner de zéro une vue supplémentaire, il a donc fallu limiter pour ne pas faire exploser le poids du fichier final et le temps de production des assets.
Enfin pour le son, j’ai bricolé sur Audacity à partir de samples libres de droit, à la Frankenstein, d’une façon qui ferait sûrement bondir tout sound designer qui se respecte. C’est la partie qui, je pense, pourrait être la plus facilement améliorée tant c’est du bricolage. Au moins, certains joueurs ont semblé apprécier le fond musical lent et atmosphérique, c’est déjà ça. Je l’ai fabriqué en mélangeant des accords de guitare extrêmement ralentis avec un enregistrement de conversations étouffées dans une salle d’attente, et une boîte à musique jouant « Over the Rainbow ».
LE BETA TEST
Une étape essentielle. Vitale. Je le savais déjà mais je m’en suis encore fait la remarque. A force de connaître les manipulations par coeur, je n’étais plus capable et je n’avais plus envie d’essayer de jouer « naturellement ». Heureusement qu’il s’est trouvé plusieurs personnes pour passer des heures dessus, j’ai pu corriger un paquet de bugs avant la publication officielle, et améliorer beaucoup de choses dans l’ergonomie (ajout du log, des objets attachés au pointeur, et j’en passe).
En tout cas, mieux vaut recruter en masse : pour 5 personnes volontaires, 2 testent vraiment le jeu et une seule fait vraiment des retours utiles… Au final je suis contente d’avoir des amis qui travaillent dans le jeu vidéo ou autour, ça a été eux les plus efficaces. ^^ Encore merci à eux pour leurs efforts parfois douloureux ! Et un merci spécial à Lambda qui en plus de beta-tester, s’est chargé d’écrire un walkthrough.
LA DIFFUSION
J’ai voulu tenter de passer par MochiMedia puisque l’option est incluse dans Multimedia Fusion 2 : ils proposent d’intégrer de la pub en début de jeu par exemple, et ensuite on reçoit une maigre rémunération en fonction du nombre de vues. Ils proposent aussi de diffuser le jeu via leur réseau. Ils ont été un peu pénibles pour la validation (problèmes de copyright pour mes citations du Magicien d’Oz), mais on verra ce que ça donne. En attendant j’ai soumis « No Place like Home » chez Kongregate, qui n’accepte pas la pub Mochi. Je pensais que ça serait juste une première adresse pour commencer : j’avais clairement sous-estimé la capacité du web universel à s’approprier les contenus gratuits à la vitesse de la lumière. En quelques heures, notre jeu figurait sur une douzaine de sites aussi bien français que turcs, chinois, hispanophones… Seul le site Jayisgames a eu la politesse de demander la permission.
Et comme en plus cette demande était assortie d’une revue très positive… :)
C’était intéressant de regarder en direct les réactions des gens sur les différents sites, encore une étape qui m’a vraiment éclairée sur les points qui manquaient de feedback par exemple. Les plus sympathiques réactions proviennent des sites spécialisés en escape/aventure : les joueurs échangent leurs informations en direct, se donnent des indices, utilisent des balises spoilers, sont curieux, formulent des théories et des hypothèses. Un site comme Kongregate, qui n’a même pas de rubrique dédiée aux jeux d’escape, comptabilise beaucoup plus de vues, mais aussi beaucoup plus de commentaires négatifs ou rageux, de gens qui mettent de mauvaises notes parce qu’ils n’avancent pas, de commentaires qui spoilent sans scrupules. S’il y a une prochaine fois, je sais où je soumettrai le jeu en priorité. :)
Voilà les quelques réflexions qui me viennent à l’issue de ce projet. Je suis très contente d’avoir réussi à finir quelque chose dans des délais raisonnables (moins de 4 mois), très contente de l’accueil que le jeu obtient auprès du public-cible, très contente d’avoir collaboré avec mon amoureux sur quelque chose qu’on a pu maîtriser de bout en bout.
Il est temps de réfléchir à un prochain projet, et ce ne sera sans doute pas un jeu d’escape. :)
Je termine ce chapitre avec un extrait de la critique de Jayisgames qui m’a vraiment touchée :
« What makes it great, however, is the way the story and setting creep up on you as you explore your dingy little world bit by bit. It’s a great example of telling a narrative through your environment, using setting and clues rather than simply setting the player down and explaining everything. While it may require more than a little thought (you asked for a brain, didn’t you?), and a dose of patience besides, No Place Like Home is a challenging, beautiful escape game that expertly weaves story and gameplay together for a great experience. »
PS : j’ajoute le lien vers une très chouette critique écrite par Pierrec de l’Oujevipo, merci à lui !
[ SPOILER ALERT : ce billet révèle des éléments critiques de L.A. Noire, Deadly Premonition, Alan Wake et Heavy Rain. Mieux vaut le lire seulement après avoir fini ces jeux. ]
Le héros supérieurement intelligent et un peu asocial est récurrent dans les fictions policières, le premier d’entre eux étant probablement Sherlock Holmes, connu à la fois pour son esprit de déduction et pour ses manières discutables. Hercule Poirot, est, lui bien élevé, mais on lui prête nombre de « manies », « bizarreries » et des « mœurs contre-nature ». Plus récemment les séries télé ont décliné le modèle de toutes les façons possibles (Monk, The Mentalist, Docteur House pour la version médicale, The Big Bang Theory pour la version sitcom…), produisant parfois des personnages très réussis comme Temperance Brennan (Bones) ou Walter Bishop (Fringe). La première est une anthropologue judiciaire de premier plan, persuadée de sa supériorité intellectuelle, mais complètement hermétique aux codes habituels des relations humaines – l’incompréhension perpétuelle entre elle et le monde est l’un des principaux ressorts comiques de la série. Walter Bishop est un scientifique avant-gardiste rescapé d’un très long internement psychiatrique. Il a perdu la notion des convenances, et là aussi c’est le prétexte à de nombreuses situations comiques. Temperance et Walter semblent en partie déconnectés de la réalité, de la société, mal à l’aise avec les autres. Ils sont tous deux extrêmement intelligents. Ils sont tous deux parfaitement à l’aise avec les cadavres, les ossements, les viscères, et toutes choses répugnantes qu’ils peuvent croiser durant une enquête. Ils finissent toujours par trouver la « solution » du fait même qu’ils ne voient pas les choses de la même façon que les autres. On a affaire à une sorte d’autisme romancé.
Cette « characterization » récurrente du héros qui met en balance aptitudes déductives supérieures et inadéquation avec la société laisse à penser que l’un serait la conséquence de l’autre. Un peu comme ces personnages d’autistes fermés au monde mais très doués en maths ou avec une mémoire énorme (Rain Man…). Chez Walter, c’est même une démarche volontaire : il consomme du LSD pour changer sa manière de réfléchir. Après tout, il paraît que les araignées droguées au LSD tissent des toiles plus régulières : peut-être que l’être humain peut trouver moyen de voir le monde de manière plus rationnelle en se déconnectant de son mode de perception habituelle ?
Superposer au monde une grille de lecture invisible afin de mieux l’appréhender, le jeu vidéo fait ça très bien. Jauges de vie, réticules de visée, informations biographiques ou de géolocalisation, surbrillances symboliques… Ce sont généralement des informations pratiques et anecdotiques, et elles ne sont souvent même pas diégétiques : elles permettent au joueur d’en savoir « plus » que le personnage sur ce qui l’entoure – ou de le savoir « mieux » : de manière quantifiée et non de manière impressionniste. Tous ces éléments qui s’adressent au joueur participent de la façon dont l’histoire lui est racontée, tant il est vrai que dans un jeu vidéo la narration passe aussi par le « quatrième mur ». Mais ce qui est nettement plus intéressant dans notre cas, c’est quand la schizophrénie du personnage provoque ce dédoublement de réalité, suscite cette grille de lecture décalée : game design et characterization sont alors intimement liés, et le gameplay devient une façon de construire le personnage.
Je prendrai comme exemples les 4 grands jeux narratifs sortis depuis un an et demi : Deadly Premonition, Alan Wake, Heavy Rain et L.A. Noire, qui ont tous, de façon différente, utilisé ce ressort narratif de la schizophrénie pour lier game design et narrative design.
UN AUTISTE EN ENFER
Deadly Premonition présente le cas de schizophrénie le plus littéral puisqu’on s’aperçoit que le héros, l’agent York, souffre d’un dédoublement de la personnalité depuis un traumatisme d’enfance. Il parle à son double imaginaire tout au long du jeu, comme à un confident. Ce système narratif très habile permet d’inclure le joueur, puisqu’on se retrouve à jouer le rôle du double : on répond à quelques questions de York, on l’écoute parler de choses intimes qu’il n’aurait pas pu évoquer sans cela.
Mais cela va beaucoup plus loin que ça. Lors des phases d’action, l’univers est tout à coup modifié : à la façon des Silent Hill, tout le décor prend des teintes rougeâtres et se couvre de salissures et de rouille. Un brouillard pourpre couvre la ville, c’est le moment où les fantômes apparaissent et où York doit les combattre. Or on finit par remarquer qu’il s’arrange toujours pour être seul dans ces moments-là, et dans les rares moments où il est accompagné, les autres ne semblent pas remarquer le changement (jusqu’à peu avant la fin). Si bien qu’on finit par se dire que s’il est le seul à voir cet au-delà qui recouvre le monde, c’est parce que c’est dans sa tête. Une façon pour lui de matérialiser l’antagonisme, les obstacles qui l’empêchent de faire avancer l’enquête. Quand il achève le dernier fantôme et que le monde revient à lui, c’est qu’il a découvert les indices qui lui manquaient. Ce monde parallèle des fantômes ne semble pas vraiment exister, il est la mise en scène symbolique d’un refoulement collectif, de la vérité cachée depuis des années – mais ce monde surimposé permet ce faisant l’existence du gameplay de combat, qui serait impossible dans l’univers routinier de la petite ville de Greenvale sans en briser le réalisme.
Dans Alan Wake, la question de la schizophrénie se pose également. Les différents épisodes se contredisent, Alan se souvient de choses qui ne peuvent pas avoir existé, il se réveille un matin dans la clinique d’un psychiatre sans se souvenir d’avoir été interné, il rencontre même son propre double. On finit par ne plus savoir ce qui est réel ou pas, ce qui tient du roman dans le roman, ou de la psychose. Mais chaque nuit, des habitants de Bright Falls transformés en ombres menaçantes font leur apparition et pourchassent l’écrivain. Alan doit fuir et se battre, chercher la lumière, jusqu’au matin, où tout ceci disparaît. Tout redevient comme avant avec le soleil – ou presque comme avant, en laissant suffisamment de soupçons pour créer l’angoisse et le doute. Ici aussi ces nuits fantasmatiques sont le prétexte au gameplay de combat qui est exclu de la vie diurne, et en même temps illustrent le désordre mental du personnage et désorganisent la narration.
Ce double obscur du monde, que l’écrivain décrit avec précision au fil de manuscrits disséminés, vient contaminer le récit réaliste, puisque le type sympa qui vous indique votre chemin le jour est le même qui la nuit vous poursuit avec une tronçonneuse. Toute cette partie dédiée au gameplay est également essentielle à la construction du personnage, puisqu’elle est l’expression métaphorique de sa paranoïa et de sa culpabilité. On a ici un cas extrême « d’unreliable narrator » : la schizophrénie narrative conduit le joueur à douter de ce qu’Alan raconte ou écrit, à douter de la raison du personnage, et finalement à douter de son existence même. Et si Alan n’était après tout qu’un personnage écrit par un autre, un personnage qui a oublié qu’il en était un ? Et si les actions du joueur n’avaient lieu que dans l’espace fictif d’un roman inachevé ? On en arrive, grâce à ce dispositif, à effectuer des actions – tuer x, parler à y, aller à tel endroit – puis à douter de la réalité de ce qu’on a pourtant accompli via gameplay. Brillant !
Heavy Rain a également voulu mettre en place une schizophrénie narrative, ou un « unreliable narrator » à la Roger Ackroyd, pour maintenir le suspense sur l’identité de son tueur psychopathe, mais contrairement aux deux premiers exemples, la structure qui en résulte s’est avérée bancale. D’une part les scènes où le coupable se serait révélé sont coupées, par un brutal changement de focalisation qui nous fait « regarder » ailleurs alors qu’on joue le personnage. D’autre part Ethan Mars, le héros, le père qui essaie de retrouver son fils kidnappé par le tueur aux origamis, a fréquemment des absences, et se retrouve au milieu de nulle part, avec l’origami fatal dans la main. Il ne se souvient de rien, et finit même par se demander s’il ne serait pas le coupable, s’il ne commettrait pas des crimes pendant qu’il perd conscience de lui-même. En réalité non seulement il n’en est rien, mais en plus ses fameuses absences ne sont motivées par rien, rien d’autre que la nécessité d’envoyer le joueur sur une fausse piste. Ici la schizophrénie, littérale ou narrative, est utilisée à mauvais escient pour les besoins du récit qui doit maintenir à égalité les suspects potentiels, mais elle dessert complètement la construction du personnage.
En revanche le personnage de l’agent du FBI, Jayden, aurait pu donner lieu à quelque chose de beaucoup plus intéressant : il possède un système assez futuriste d’investigation, des lunettes qui lui permettent de surimposer des informations sur une scène de crime (analyses biologiques, relevés divers…). Ce même système lui permet quand il est à son bureau de se projeter dans un environnement virtuel dans lequel il peut travailler. On peut donc le voir étudier ses dossiers sous l’eau ou en plein désert… Cependant pour utiliser ce système il a besoin de prendre une certaine substance dangereuse à laquelle il a développé une addiction. Chaque fois qu’il se projette dans cet univers virtuel, sa santé se dégrade, mais c’est le prix à payer pour avancer dans son enquête. Ce n’est pas sans rappeler le LSD de Walter Bishop. L’univers parallèle de Jayden semble assez personnel, il y rencontre un mystérieux homme avec qui il converse. Puis, son état empirant, il finit par avoir des hallucinations même dans le monde réel. Les choses qu’il voit et entend ont sans aucun doute un rapport avec son passé : c’est un exemple très réussi d’un gameplay qui est en même temps une illustration de la psychologie du personnage. Malheureusement, ce gameplay spécifique est limité à Jayden, très peu employé, et on n’en saura jamais davantage sur le personnage.
Dans ces trois premiers exemples, Deadly Premonition, Alan Wake et Heavy Rain, le design narratif schizophrénique fonctionne grâce au recours au fantastique – mondes de fantômes ou bureau onirique – qui est le prétexte à l’introduction d’un gameplay différent ainsi qu’à l’exploration de la psychologie douloureuse du héros. En revanche le fantastique est totalement proscrit de l’univers de L.A. Noire qui se veut réaliste à tout point de vue. Cependant je crois que l’on peut effectuer le même diagnostic pour le détective Cole Phelps que pour les autres héros, et que leur exemple permet de mettre en lumière un design narratif extrêmement ténu dans ce quatrième jeu.
Cole est une sorte d’idéaliste naïf, « premier de la classe » agaçant, qui sourit fièrement quand son chef le félicite et qui se met à dos tous ses collègues. Un homme plein de principes, cultivé et intelligent comme ses supérieurs le font remarquer – c’est lui qui réussit à décoder les messages alambiqués d’un tueur en série. Il a l’esprit aiguisé et l’incompétence sociale de ses modèles de série télé, même s’il reste beaucoup plus fréquentable, presque un type normal. Il a ce côté méthodique, psychorigide, pendant les interrogatoires, où chaque déclaration d’un suspect doit se ranger dans l’une des trois catégories : vérité, doute ou mensonge, et pas question de prêcher le faux pour savoir le vrai. Il peut aussi utiliser des « points d’intuition » pour l’aider dans ce tri : le gameplay d’interrogatoire met en scène sa capacité à « lire » davantage que la réalité manifeste. Mais sans que cela n’ait rien de surnaturel, c’est juste un flic particulièrement doué. Et un type qui ne se fait pas d’amis.
Mais une chose frappe dans le design narratif de L.A. Noire : les phases de gameplay concernent exclusivement les heures de travail de Cole Phelps : filatures, enquêtes, interrogatoires, poursuites, fusillades, arrestations… Mais dès que le détective quitte le bureau jusqu’au lendemain, plus de gameplay. Le joueur est laissé sur le côté, simple témoin lointain, presque voyeur. Pourtant l’histoire de Cole est éminemment intime, mais on n’en voit que des bribes : on l’aperçoit vaguement à la table d’une boîte de jazz. On le quitte sur le pas de la porte d’Elsa la chanteuse, sans savoir ce qu’ils se diront. On ne voit jamais sa famille jusqu’au moment d’une scène de rupture, à laquelle on assiste aussi en retrait, sans savoir ce que cela représentait pour lui. Quelques flashbacks viennent raconter petit à petit au joueur le passé de Cole, et le traumatisme qui vient éclairer son parcours. Mais ce n’est pas Cole qui « raconte », ce n’est pas son point de vue. Cole ne raconte rien, ne se confie pas, c’est un homme secret qui le restera jusqu’au bout.
Il y a donc les phases où le joueur est « en contrôle », où il fait le job de détective, où il « est » Cole. Et il y a les phases où le joueur perd toute maîtrise sur le personnage et où celui-ci agit seul, de loin, sans qu’on comprenne vraiment ce qui se passe. La narration de L.A. Noire est schizophrénique dans le sens où elle alterne les phases d’identification du joueur au personnage et les phases de complète étrangeté. Comme si Cole était doté de deux personnalités, dont l’une nous échappe totalement. Ce qui ne va pas sans une certaine frustration, puisqu’on aimerait en découvrir plus sur le personnage, et surtout en « vivre » plus avec lui. Or c’est le contraire qui se passe : au fil du jeu, Cole est de plus en plus lointain. Plus on découvre son passé et plus il nous échappe. Comme s’il ne voulait pas s’ouvrir au monde, à personne, pas même au joueur. Seulement à Elsa, peut-être. Cole fuit de nombreux fantômes, et le joueur en est un, trop curieux, trop directif. Finalement on perd complètement prise sur le personnage puisque le jeu nous met en contrôle d’un autre héros : Kelso, plus charismatique, plus héroïque, plus sociable. Cole devient figurant de sa propre histoire, toujours plus lointain, presque déjà ailleurs. Si bien que son sacrifice final arrive comme une conclusion logique, inévitable, tragique. C’était l’histoire d’un type qui faisait semblant d’être là, de vivre, d’avoir un métier, on était là pour maintenir cette illusion. Le joueur était le fil ténu qui le rattachait à la réalité, il était les réflexes et l’habitude qui maintenaient un simulacre de vie sociale. Ça ne pouvait pas durer.
(I ALWAYS KILL) THE THINGS I LOVE
On a donc quatre exemples de schizophrénie narrative, parfois de schizophrénie littérale, qui permettent à la fois de mettre en scène les conflits intérieurs du héros, de justifier un gameplay en lui donnant un sens métaphorique qui participe à la construction du personnage, et de donner une place intéressante et signifiante au joueur. Mais cette maladie mentale a-t-elle vocation à être « soignée » ? Le jeu est-il une thérapie ? Est-ce le but du jeu ?
Dans nos quatre jeux, l’état du personnage est lié à un événement traumatique, une scène originelle liée à la mort, qui devra effectivement être rejouée pour être déjouée.>
Dans Deadly Premonition, on découvre que l’enquête de York mène en réalité à la mort de ses parents, et notamment de sa mère. Les apparitions fantomatiques ne sont que les morts du passé qui se rejouent dans l’attente d’être exorcisées. York devra comprendre le passé pour résoudre son enquête du présent, et surtout revivre tragiquement la mort de sa mère à travers la mort de la femme qu’il aime : même meurtrier, même mode opératoire. Il faudra cela pour qu’il retrouve sa véritable identité.
Dans Alan Wake, l’histoire commence par la mort par noyade de la femme de l’écrivain, Alice. Alan finira par tenter de réécrire l’histoire afin d’en changer l’issue. Il réécrit l’histoire que l’on a vécue, que l’on a jouée, afin de sauver Alice.
Dans Heavy Rain, le cœur de l’histoire est à la fois celle du père qui se reproche la mort de son premier fils et craint de devoir assumer celle du second, et l’histoire du tueur qui enlève des enfants et les laisse mourir noyés par la pluie diluvienne. On découvre que ce dernier ne fait que reproduire la mort de son frère quand ils étaient enfants. On devra donc empêcher cette ultime reconstitution en arrivant à temps.
Dans L.A. Noire enfin, on sait que Cole est hanté par des souvenirs de guerre, on finit par découvrir qu’il est responsable malgré lui d’un massacre au lance-flamme de civils au Japon, et qu’il ne se le pardonne pas. On n’imagine qu’après-coup ce qu’il a dû ressentir en enquêtant sur un incendie qui a couté la vie à une famille entière, dont les corps calcinés se tordent dans une position qui imite la prière. Le rappel de sa faute se fait d’abord de manière métaphorique (voir l’excellente analyse de ce thème sur Devant ton écran) puis de manière de plus en plus concrète et pressante, quand on se trouve finalement confronté à l’ancien soldat devenu le pyromane que Cole a créé. Il est trop tard pour soigner la folie de ce dernier, il est trop tard pour Cole également : le parcours psychologique est arrivé à son terme, ou plutôt à son point d’origine, mais il n’y a de guérison et de rédemption possibles que dans la mort.
Après tout, que ce soit dans Alan Wake ou dans L.A. Noire, le personnage du psychiatre est un ennemi manipulateur et dangereux, qui profite de la névrose de son patient. Si le héros peut compter sur quelqu’un pour guérir, c’est uniquement sur le joueur, son double. La guérison c’est l’abandon de cet alter ego, la fin du jeu.
Et le joueur, lui, en sort-il indemne ?
Les monuments aux morts sont passés de mode ces temps-ci, il faut dire qu’on ne sait plus très bien qui gagne vraiment les guerres. Les chefs d’état ne se font plus faire de statue à leur effigie. Les révolutions soufflent quelques « tumble dreams » avant de disparaître comme elles sont survenues. Qu’est-ce qui mériterait, à notre époque, que l’on construise un monument pour marquer un événement et édifier les générations futures ?
J’imagine, naïvement, qu’il faudrait quelque chose qui remporte l’unanimité ou presque, comme la fin d’une guerre, la chute d’une dictature ou la conquête d’une planète. Parce que sinon de quel droit utiliserait-on l’espace public pour y célébrer des valeurs que la population désapprouverait ? Et justement quel droit a-t-elle, la population, de manifester son désaccord avec ce que glorifient les monuments officiels ?
Les révolutions voient tomber les statues, les petites révoltes personnelles se traduisent en moustaches et en cornes sur les portraits de figures tutélaires. Ces dégradations, ces profanations sont aussi un message, l’expression de valeurs qui ne sont plus celles du monument ou du portrait. Elles ne sont pas officielles mais n’en sont pas moins légitimes. Ni moins sujettes à controverse.
Autant de questions soulevées par l’excellent article publié sur le site Pop-up Urbain, qui évoque le détournement d’un monument à la gloire de l’armée soviétique (et à qui j’emprunte les photos). Les soldats russes repeints sont américanisés, transformés en super-héros, en clown de Macdonald et en père Noël version Coca-Cola. Pour les uns c’est un symbole de démocratie et d’occidentalisation de l’Est, pour les autres c’est un affront et une réécriture grossière et problématique de l’Histoire, puisque cela revient à nier le rôle des Russes dans la victoire contre les Nazis.
A-t-on le droit de changer ainsi le sens d’un monument pour qu’il parle de l’époque actuelle ? Un monument historique est-il intouchable, son message fût-il périmé ? Qui peut décider de la continuité d’un monument, de la validité de son message ?
Je vous conseille vivement d’aller lire l’article et les commentaires qui ont suivi, le débat est très intéressant. Pour ma part, je voulais aborder la question sous l’angle du gameplay : car ce mécanisme de profanation / réattribution d’un sens nouveau est exactement ce qui fonde le jeu De Blob, et sa récente suite, De Blob 2.
On joue une boule de peinture, qui vit dans un monde idyllique, plein de couleurs. Ce monde tombe un jour sous la dictature du noir et blanc. Le héros et sa bande entament alors une révolution joyeuse : ils repeignent les rues, les maisons, les arbres et les gens, pour leur redonner couleur, joie de vivre et liberté. La peinture a le pouvoir de transformer magiquement les bâtiments : une prison devient un cinéma, une fabrique d’encre devient une piscine municipale, etc. Il y avait une petite étude à faire sur le « street art » et la symbolique tropico-révolutionnaire du premier jeu, ce que j’avais tenté de faire dans le numéro des Cahiers du Jeu Vidéo consacré au thème de la ville. Il y avait quelque chose d’assez subversif dans ce jeu, par le fait même de sa naïveté et de son optimisme.
Cependant dans De Blob 2, il m’arrive parfois de ressentir le même malaise que devant cette photo du monument soviétique bariolé. Bannir le noir et le blanc, imposer la couleur, n’est-ce pas finalement une autre forme de dictature ? Supprimer la mélancolie et imposer une musique guillerette, n’est-ce pas une autre forme de lavage de cerveau ?
Alors bien sûr, on sent que les auteurs ont voulu éviter cela : là où le dictateur « Comrade Black » est bavard et s’exprime par discours télévisés obligatoires, De Blob est l’un de ces héros muets de jeu vidéo ; là où se tenait une statue du tyran, quand on la repeint on obtient une sculpture abstraite, et pas une statue du héros de la révolution : pas de culte de la personnalité dans le camp de la couleur – en revanche De Blob est à l’affiche dans toutes les salles du cinéma remis à neuf.
Malgré tout, certains symboles ne trompent pas et rappellent fortement la « pop-colonisation » (j’aime beaucoup ce concept) dont parle Philippe Gargov sur Pop-up Urbain. Dans chaque chapitre du jeu, on doit libérer l’un des bâtiments-clefs de la ville transformés par les partisans de l’encre noire, et lui redonner sa fonction première. On y trouve des théâtres, des stades, des universités, autant d’éléments que l’on imagine très bien dans un scénario réaliste de reconquête politique. Là où ça se gâte c’est quand on ajoute à la liste la fabrique de soda… ou quand on découvre que le cinéma est représenté par un seau de pop-corn géant. Les icones de la société de consommation et du capitalisme s’ajoutent aux symboles de la culture et de la liberté, une stratégie d’amalgame éprouvée que l’on ne connaît que trop bien. Le sympathique De Blob m’apparaîtrait presque avec le rictus du clown de Macdonald… et sa naïveté commence à ressembler à une certaine stupidité publicitaire.
Pourtant je suis bien persuadée que tout ceci est inconscient de la part des créateurs, mais si on se met à ériger inconsciemment des monuments à la « culture américaine marchande », je ne suis pas sûre que ce soit très rassurant. Au moins, ils se sont efforcés d’être aussi universels que possible, ce qui est un peu voué à l’échec, soyons honnêtes. Comme l’idée qu’un monument pourrait représenter un idéal permanent et reconnu de tous.
Je n’ai pas fini De Blob 2, je vais poursuivre ma révolution pour voir comment ça évolue. Mais j’ai peur de trouver Comrade Black finalement plus sympathique que De Blob : après tout, séquestrer des savants pour mener des expériences sur la gravité, c’est autrement plus excitant que de siroter du cola sur un gazon bariolé.
Après une très grosse échéance sur le projet Brooklyn Stories – projet qui vient d’être listé parmi les « 10 projets de jeux vidéo français les plus ambitieux » par le site 01net – je souffle un peu en me concentrant sur d’autres choses à plus court terme.
Tout d’abord pendant quelques semaines je vais donner un coup de main à l’équipe de Red Johnson Chronicles, toujours chez Lexis Numérique. Ce jeu d’enquêtes/puzzle paraît par épisodes sur le PSN, du moins dès que celui-ci sera à nouveau opérationnel… Le moment venu, je vous conseille de donner sa chance à ce titre bien sympathique, dont l’ambiance graphique sépia et l’atmosphère crasseuse de bas-fonds imaginaires sont très réussies.
Bosser sur du gameplay d’énigme et du scénario policier est un changement assez agréable, qui tient un peu du casse-tête quand même. A suivre !
Cela va tout à fait de pair avec l’autre projet qui m’occupe en ce moment : comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, je me suis remise à un petit projet de jeu perso. Commencé il y a plus d’un an avec Ray (qui est l’auteur des décors, comme dans l’extrait ci-dessous), il était resté en plan quand on avait dû consacrer notre énergie à déménager à Marseille et à travailler sur Brooklyn Stories. Mais ça me chagrinait de le laisser inachevé, surtout qu’on avait tout de même bien avancé. Il s’agit d’un jeu de type « Escape the room », c’était ma lubie du moment : un décor unique et clos, duquel on doit s’échapper en utilisant tout ce que l’on peut trouver dans la pièce. J’aime bien ce côté « jeu de genre » avec des règles très strictes et très simples, et cette forme de narration minimaliste. J’avais donc envie de m’y essayer.
Ray avait commencé à le coder sous Flash, mais comme je ne maîtrise pas l’outil, j’ai décidé de tout reprendre avec Multimedia Fusion 2. Un outil pas hyper user friendly, mais on finit par rentrer dedans et trouver quelques bidouilles. J’ai aussi ressorti Fireworks pour dessiner les items du jeu, et c’est parti. A suivre dans quelques semaines, ça risque d’être un peu long… Mais j’aurai besoin de bêta-testeurs le moment venu ! Working Title : No Place like Home.
Et pour finir le chapitre des news, ça date un peu mais je n’avais pas eu l’occasion d’en parler : j’ai été interviewée par le site Polygamer pour parler de jeu vidéo en général, avec des questions un peu vicieuses… :) Et je devrais normalement être en juin dans Geek le Mag, grâce à Pia pour parler des femmes dans le jeu vidéo.
En 1893 fut construit le premier homme mécanique. On ne disait pas encore « robot », mais il marchait, parlait, travaillait… Unique en son genre à cause de coûts de fabrication encore exorbitants, Boilerplate – comme il fut surnommé – participa néanmoins, sous la direction de son créateur Archie Campion, à toutes sortes d’événements marquants de son temps.
Conçu à l’origine pour remplacer l’être humain sur les champs de bataille, il traversa de nombreuses guerres, du Mexique à la Chine en passant par l’Arabie… et la Première Guerre mondiale. Il participa également à l’exploration de l’Antarctique, était présent au Klondyke pendant la Ruée vers l’or, apporta son immense force de travail au creusement du canal de Panama.
Boilerplate avait fait ses premiers pas pendant l’exposition universelle de Chicago, la « World’s Columbian Exposition« , qui présentait au public à travers de superbes pavillons les plus impressionnantes innovations technologiques de ce temps. Promesses de progrès scientifique, social, politique… souvent déçues. Campion rêvait d’utiliser l’homme mécanique pour mettre fin aux tueries des guerres aussi bien qu’au travail des enfants – un thème brillamment mis en scène dans le très bon Stacking, qui traite de cette époque avec beaucoup d’humour – ou à la misère de ceux qui travaillaient au prix de leur santé ou de leur vie (il n’oublierait jamais les milliers de morts du canal de Panama). Mais aucun pouvoir politique ne décida d’utiliser Boilerplate.
La suite de l’Histoire en aurait peut-être été changée.
Boilerplate, History’s Mechanical Marvel est une remarquable biographie uchronique de ce premier robot imaginaire, témoin d’une époque où le progrès était un credo en même temps qu’une chimère, une époque de grands bouleversements et de grandes injustices. Une période aussi où les Etats-Unis cessaient d’être une ex-colonie promotrice de l’indépendance pour devenir à leur tour une puissance impérialiste prête à tout pour avoir sa part du gâteau mondial.
A travers la « vie » de Boilerplate et celle de son créateur, on en explore les remous de l’intérieur, grâce à une impressionnante quantité de documents d’archive semi-fictifs : photos, lettres, factures, journaux, documents officiels… On croise Nikola Tesla, Teddy Roosevelt, Pancho Villa ou encore d’autres personnalités moins connues, comme Ida B. Wells, fille d’esclaves affranchies devenue journaliste, éditrice d’un journal et militante pour l’égalité des droits.
Un excellent bouquin, richement illustré, très instructif, que je conseille chaudement pour peu qu’on apprécie cette période historique.
C’est exactement cette même période qui servira de cadre au prochain Bioshock Infinite. Fini les années 50 et Rapture, on remonte d’un demi-siècle en arrière. Si l’équivalent des « Big Daddy » existe toujours (ou existe déjà devrais-je dire), nul doute qu’ils seront d’un style nettement plus « steam ». Ils seraient alors les contemporains de Boilerplate, dans un monde qui aurait choisi d’aller plus loin dans cette voie.
Après l’objectivisme d’Ayn Rand / Andrew Ryan, il sera question cette fois de pureté de la race et de suprématie de l’Amérique ou de « l’American Exceptionalism », des thèmes fondamentaux à ce moment comme j’ai pu m’en rendre compte à la lecture de Boilerplate. Ken Levine évoque déjà la présence de deux camps antagonistes, les « Founders » ultra-nationalistes qui s’inspirent des « Pères fondateurs » des Etats-Unis, et le groupe « Vox Populi », leur opposant internationaliste.
Tout ceci sera mis en scène, comme on le sait déjà, dans une ville volante, prometteuse métaphore d’idéologies autarciques, xénophobes et mégalomanes.
J’ai vraiment hâte de découvrir ce nouvel univers et son histoire, et je ne pourrai sûrement pas faire durer la lecture de mon Boilerplate jusque là ! (Merci à Ray pour cet excellent bouquin)
… Ce sont tous les prénoms par lesquels on m’appelle, mon prénom n’est pourtant pas compliqué ? Je pensais avoir réglé le problème en adoptant un pseudo, mais non. Pas grave, aujourd’hui pour la journée internationale des femmes, je veux bien les endosser tous, un peu comme dans la chanson « Les Filles » (Grand Popo Football Club) qui égrène des prénoms féminins comme une incantation magique. Le féminin est étrangeté dans un monde masculin.
Dans le journal 20 Minutes, ce sera Sonia.
J’ai été rapidement interviewée à l’occasion de la sortie des Cahiers du Jeu vidéo 4 « Girl Power », qui coïncide presque avec cette journée de revendications. Le Game Design c’est un métier encore peu féminisé (mais de plus en plus), aussi j’ai joué le rôle de l’exception, de celles que l’on montre chaque année pour dire que les choses progressent.
Voici l’article, suivi de quelques rectificatifs. ;)
Alors personnellement, je n’ai aucune compétence en informatique, je n’ai jamais fait de programmation depuis les cours sur MO5 à l’école primaire. :) J’essayais juste de dire qu’il faut pouvoir communiquer avec les développeurs quand on fait du game design. Et ça, ça s’apprend. Les femmes sont culturellement poussées vers des études pas trop scientifiques ou techniques, ce qui n’aide pas à avoir confiance en soi quand on s’attaque à un domaine comme le jeu vidéo. Mais heureusement ça n’est pas bloquant. Les vrais bons game designers sont ceux qui s’intéressent d’abord à l’humain, et qui envisagent le jeu comme une « oeuvre ». Le reste vient avec un minimum d’efforts. Comme le disait l’une des interviewées des Cahiers, le tout est de ne pas avoir peur de poser des questions et d’apprendre.
Sinon je n’ai pas dit que Rubi était « une vraie connasse » ^^’ mais qu’elle était « un peu connasse », sale, vulgaire, méchante, et que c’était bien d’avoir des héroïnes pas vraiment positives, mais plus ambigües. Parce que ce n’est pas nécessairement un progrès d’avoir des personnages féminins si ce sont des femmes parfaites, idéalisées.
Pour le reste, il s’agissait d’expliquer les thèmes de mes articles dans les Cahiers (un gameplay peut-il être sexiste, usage du féminin dans la création des monstres), ce qui évidemment ne ressemble plus à grand chose une fois résumé en une phrase… Faut lire le bouquin !! :D
Quoi qu’il en soit, je suis contente qu’on parle de jeu vidéo – et des femmes- de manière positive dans un journal aussi lu.
Le volume 4 des Cahiers du Jeu Vidéo est enfin dispo !!
Consacré aux femmes dans le jeu, j’ai eu la grande chance et l’honneur de le co-diriger avec Tony Fortin. Un an de travail car il fut assez difficile à mettre en place faute de gros moyens, mais le voilà, enfin je ne l’ai pas encore entre les mains, mais ça ne saurait tarder. Et j’en suis par avance très fière !
Une quinzaine d’articles sur des thèmes variés et pointus, écrits par des passionnés, avec en prime une iconographie démentielle… Sans parler de la couv, un hommage à une certaine affiche de film que les connaisseurs auront reconnu. Une Peach-monstre, n’ayant de « féminin » que des lambeaux de robe rose, pour une révolte rageuse et ludique ! Il reste tellement de robes roses et de clichés à mettre en pièces… ce que, j’espère, nous aurons réussi à faire dans cet ouvrage. (voir sommaire et extraits plus bas)
En voici le sommaire :
1- Who’s that girl? (Laurent Jardin) Allongé sur le divan du psy, un joueur raconte les femmes de sa vie vidéoludique
2- L’Ennemi féminin (Sachka Duval) Analyse de l’usage du féminin dans la création des monstres de jeu vidéo
3- Femmes made in Japan (Reynald François) Stéréotypes féminins japonais, mythes et faits de société
4- Comme un homme, une femme à abattre (Cyril Lener) Dans les jeux de baston, les femmes se battent-elles à armes égales ou sont-elles des victimes déguisées en combattantes ?
5- Geek = XY ? (David Peyron) La culture geek serait-elle masculine par essence mais surtout par nécessité ?
6- Des femmes au combat ? (Tony Fortin) Implications politiques et historiques du modèle de virilité imposé par les jeux de guerre – un modèle qui se fissure ?
7- Moules persistants (Stéphane Fauteux) Comportements sexués et transgressions dans les MMO
8- Un homme dans un corps de femme (Pia Mesa) Parcours d’une femme journaliste dans l’univers très masculin de la presse JV
9- Le Sexe du gameplay (Sachka Duval) Comment un gameplay peut-il traduire une certaine idée des relations hommes/femmes ?
10- Qui a peur de Bayonetta ? (Marion « Moossye » Coville) Comment et pourquoi le personnage féminin le plus sexy du monde a su conquérir les joueuses
11- La Femme invisible (Maïa Mazaurette) Mise au jour du plan machiavélique des développeurs visant à exclure les femmes du jeu vidéo
12- Un Héros un peu queer (Anthony Jauneaud « le Yéti » et Tony Fortin) Homosexualité, aliens et brouillage des genres dans le jeu vidéo
13- Rencontre avec Jane Jensen (Reynald François) Interview de la célèbre créatrice de Gabriel Knight sur la place des femmes dans le JV
14- Le Bal des actrices (Laurent Jardin) Rencontres avec plusieurs actrices prêtant leur voix à des personnages de jeu vidéo
15- We can do it! (Frédéric Lepont) Rencontres avec des femmes travaillant dans l’industrie du JV canadienne
Et en prime, une photo prise pendant le podcast Gameblog organisé en partenariat avec Pix’n Love, dans lequel j’étais invitée pour parler des femmes qui jouent (curieuse bête) en compagnie de Moossye et de Force Rose.
Petit défoulement après le quasi-bouclage du volume 4 des Cahiers du Jeu Vidéo « girl power » (et mini-teasing)… Va y avoir du viril, du féminin, de l’action, du sexe, et du cliché déconstruit. Et ça va être ENORME :D Sortie sous peu.
Après cet interlude rétro-sexuel, je retourne passer mes nerfs sur Resonance of Fate (mais je suis pas sûre que ça me calme), et je reprends une vie normale avec des loisirs et du temps libre.
[ATTENTION TRES GROS SPOILERS ALAN WAKE]
« Le bonheur n’a pas d’histoire, et les conteurs de tous les pays l’ont si bien compris que cette phrase : Ils furent heureux! termine toutes les aventures d’amour. » écrit Balzac, formule reprise et déformée par beaucoup d’autres après lui.
On ne raconte pas le bonheur, qui est une sorte de bruit blanc dans les histoires humaines. On décrit les tortueux parcours qui permettent parfois d’y arriver, ou de s’en approcher, les accidents de la vie, les désespoirs, les luttes, les accommodements. On peut le raconter avec humour, cynisme, espoir, mais on raconte ce qui ne va pas. Est-ce à dire qu’il faut avoir souffert pour être auteur ? L’esprit serait comme une matière qui se façonne par les coups qu’il reçoit, les blessures qu’il porte, une matière qui se sculpte en s’effritant au fil des années.
Alan est un écrivain heureux. Ses livres sont tous des best-sellers, il vit dans un bel appart new-yorkais avec une femme qui l’aime. A-t-il encore quelque chose à raconter ? Il s’est spécialisé dans le roman à suspense ou le roman d’horreur, et il nous dit que son personnage principal était « un type assez glauque » (le héros en question est un clin d’oeil aux jeux vidéo Max Payne, des mêmes auteurs). Alan s’était lassé de ce personnage, et a donc décidé de le tuer dans son dernier roman. Il n’a plus le goût du glauque, il veut passer à autre chose. Mais à quoi ? Au bonheur ? Au néant de l’histoire ?
Pour Alan l’écrivain, c’est le blocage depuis deux ans. Pas une ligne écrite, pas d’inspiration. Et pourtant il ne se résout pas au bonheur : il se dispute avec Alice, il boit, se bagarre. Mais ce n’est pas suffisant.
La souffrance doit être bien plus profonde pour devenir créatrice, il faut souffrir à en perdre la raison. C’est là que commence le jeu vidéo Alan Wake.
Alan et Alice partent prendre quelques vacances pour se ressourcer, et peut-être redonner au premier le goût d’écrire. Ils se retrouvent donc dans un de ces patelins paumés propices aux psychopathes en tout genre et aux écrivains maudits. Et bien sûr, ça va mal se passer.
- Etape 1 : Alice disparaît dans le lac après une dispute, Alan l’avait laissée seule dans le noir alors qu’elle en a la phobie. Est-elle morte ? Par sa faute ? Désespoir, culpabilité.
- Etape 2 : Alan se réveille amnésique après un accident de voiture. L’île elle-même où ils devaient passer leurs vacances a disparu avec Alice. Alan est-il fou ? Alice est-elle morte ? En est-il responsable ? Schizophrénie, confusion, angoisse.
- Etape 3 : Un soit-disant kidnappeur informe Alan qu’Alice lui sera rendue s’il livre en échange le manuscrit de son prochain roman. Alors qu’il n’arrive plus à écrire, et que c’est la cause de sa dispute avec Alice… cela devient le prix de sa vie. Re-culpabilité, angoisse.
- Etape 4 : Alan se réveille chez un psy qui lui explique qu’il doit accepter la mort de sa femme d’une part, et d’autre part se remettre à écrire, avec son aide. Les autres pensionnaires du docteur sont tous des artistes et créateurs devenus dingues. Alan découvre des enregistrements de sa femme qui expliquent qu’il est devenu un salaud et qu’elle va probablement le quitter. Désespoir, culpabilité…
Alan touche le fond, le fond littéral et symbolique d’un océan de souffrance et d’angoisse. Et ce faisant, il écrit le manuscrit. Les pages sont là, elles existent, presque malgré lui. Elles décrivent tout son parcours de douleur, ces multiples parcours qui se contredisent et se chevauchent. La souffrance l’inspire, enfin.
On nous explique peu à peu que ce lac cache une mystérieuse et ancienne puissance, qui donne vie aux créations de l’esprit. Un autre écrivain l’a payé très cher avant lui, ainsi que ce duo de vieux musiciens au cerveau complètement cramé. Ceux qui n’ont pas suffisamment de talent par contre sont ignorés par la « dark presence », comme le psy par exemple, qui essaie d’utiliser les artistes qu’il soigne pour créer des mondes, sans succès.
Tout s’éclaire alors… Toutes ces réalités enchevêtrées sans logiques ont été créées, écrites, ou rêvées par Alan. C’est lui et lui seul, qui, enfermé dans son bureau du fin fond de son océan mental, a écrit la disparition, l’enlèvement, la mort, le psy, et qui a fait de cette petite ville un décor de cauchemars peuplé de zombies. C’est lui qui s’est infligé toute cette souffrance psychique… car c’était la seule façon de recommencer à écrire. Nous, joueur, avons suivi Alan le personnage, tandis que Alan l’auteur restait enfermé à écrire et créer les dangers que nous devions surmonter.
Seulement il est allé si profond qu’il ne parvient plus à « revenir » : son personnage prend le pas sur l’auteur, et avec lui, on ne distingue plus le réel et la fiction. Dans le DLC « The Signal », il doit ainsi revivre une seconde fois des bribes d’histoire inventés par lui-même pour remonter à la source : le personnage doit se frayer un passage jusqu’à l’auteur pour lui rappeler… qu’il n’est qu’un personnage.
Petit à petit Alan l’écrivain n’a plus besoin des pouvoirs de la « dark presence » pour écrire : il n’écrit plus sous la dictée de cette femme en noir, et commence à réorienter le récit selon sa volonté, pour sauver Alice. Il a finalement retrouvé l’inspiration si douloureuse à chercher, inspiration qui est matérialisée et symbolisée à la fois par cette tornade noire qui emporte avec elle les gens, les arbres, les bateaux, et qui remodèle le monde à sa guise. L’inspiration serait donc néfaste ? Elle est manifestement du côté de l’obscurité, de la destruction autant que de la création, du sacrifice et de la douleur. On doit souvent affronter des nuées de corbeaux « taken » au cours de l’histoire : le corbeau en Scandinavie, d’où nous vient Alan Wake, est justement le symbole des pouvoirs de la pensée. Odin était souvent figuré avec deux corbeaux, l’un représentant sa pensée et l’autre son esprit (merci à Ray pour l’info). Alan doit se débattre avec cette tempête de l’esprit, sans se laisser emporter lui-même. Vivre un cauchemar en restant capable de se réveiller. Écrire des histoires d’horreur sans devenir un monstre.
Le thème de l’inspiration qui nécessite un sacrifice, une souffrance ou une compromission a été maintes fois traité, qu’il s’agisse des histoires de pactes avec le Diable en échange d’un talent musical, ou des histoires d’artistes malheureux mais talentueux. Souvent c’est un tiers tentateur ou manipulateur qui procure à la fois la souffrance et l’inspiration. C’est par exemple ce que raconte Misery, ou bien Harry, un ami qui vous veut du bien, ou surtout, mon préféré, The Bad and the Beautiful (Minelli, 1952). Un producteur de cinéma façonne le destin de trois futures stars, une actrice, un scénariste et un réalisateur : ils n’étaient personne, ils en a fait des incontournables. Mais pour cela il les a trahis, manipulés, il a pour ainsi dire causer la mort de l’épouse de l’un d’eux. Il a fait naître le génie en chacun, et s’en est fait des ennemis mortels du même coup. Jusqu’où l’Art peut-il être une justification ?
Cependant dans Alan Wake, si on suit d’abord la piste d’un antagoniste qui force l’écrivain à écrire (Barbara Jagger), on finit par se dire que c’est Alan seul qui a créé toute l’horreur du récit. Une démarche assez masochiste, que décrit Alice elle-même lors d’un souvenir qui revient en mémoire à l’écrivain : elle dit qu’il imagine faire des choses horribles, qu’il en a besoin pour pouvoir écrire, mais que tout est dans sa tête. Plus tard dans le jeu Alan observe l’un de ses avatars, celui avec un poste de TV à la place de la tête, en pleine séance d’auto-flagellation avec le psy : il explique qu’il a été un sale type, que tout est sa faute, et qu’il doit changer. Il y a forcément des moments dans le jeu où le joueur doute et se demande si en fin de compte Alan n’aurait pas tué Alice, tellement il frôle et joue avec cette idée sans jamais l’admettre. Une démarche masochiste et dangereuse, Alan se rapproche alors de Jack Torrance dans The Shining : un autre écrivain en panne d’inspiration qui devient fou furieux, ou possédé, ou schizophrène, et qui se demande s’il ne serait pas mieux sans sa famille qui l’encombre. La référence au film en début de jeu était loin d’être cosmétique.
Le roman écrit par Alan s’intitule « Departure », puisqu’il est l’histoire de tout ce que l’auteur a dû quitter, détruire, afin de regagner le pouvoir de créer. Il est maintenant seul, dans une « twilight zone » mentale dont il a seul la clef. A la fin du DLC « The Writer », il doit tuer ses propres visions, le fruit de son imagination, de sa culpabilité fantasmée ou vraie, faire le tri, pour essayer de remonter à la surface du réel. Y parviendra-t-il, dans quel état, et qu’y trouvera-t-il, après avoir écrit et « joué » la mort de sa femme, sa presque rupture ? C’est sans doute ce que racontera son prochain roman, « The Return ».
Le génie de l’oeuvre est de ne jamais trancher entre l’aventure horrifique premier degré, et le délire mental complet qu’elle pourrait être. Une sorte « d’aventure intérieure » au sens psychique, une hypnose dont on pourrait ne jamais se réveiller. C’est une vision certes assez romantique du travail de l’écrivain, mais tellement captivante, et si bien racontée par une narration éclatée, un game design et un level design de plus en plus métaphoriques… A mon sens, rares sont encore les jeux vidéo qui ont à ce point quelque chose à raconter, quand la plupart se contentent de structures narratives de contes de fées.
Copinage : à lire aussi, l’avis de Martin sur « Devant ton écran«
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