Article initialement publié sur Merlanfrit.net
Créer des jeux sans aucune contrainte éditoriale ni censure c’est créer un espace d’expression populaire : revendiquer, protester, exprimer son mal-être ou proclamer « fuck la police », c’est un autre aspect du Pirate Kart, cette compilation sauvage de plus de 300 jeux qui permet à des inconnus désargentés de participer à la compétition de l’Independent Games Festival.
Être développeur indépendant donne beaucoup de libertés par rapport à ce que l’on connaît sur de plus grosses productions : on subit moins les carcans de genre ou de licence, les pressions des éditeurs ; les équipes, les budgets et les temps de développement sont moindres et accordent plus de souplesse… Mais même dans ce cas, on n’est jamais totalement libre. Il faut respecter les contraintes liées à la plateforme sur laquelle on publie, les ratings en termes de violence, sexe, langage, thématiques… Les délais de publication peuvent être énormes, il faut passer une série de tests qualitatifs et techniques…
En revanche lorsqu’on est développeur du dimanche, et qu’on a décidé de se passer à la fois d’un niveau de finition professionnel et de tout espoir de profit, toutes ces contraintes disparaissent, et les jeux peuvent alors acquérir une finalité très différente : comme celle de véhiculer une réaction à l’actualité, un message politique, une expérience intime indicible… en dehors de tout tabou ou toute censure.
La généralisation de l’équipement informatique et d’internet dans les foyers, ainsi que le développement d’outils de création (Game Maker, Adventure Game Studio, RPG Maker, Multimedia Fusion, Stencyl Works…) accessibles aux amateurs, permet au jeu vidéo de devenir un véritable moyen d’expression populaire. Si les moteurs de jeux (Unreal, Unity…) requièrent de bonnes connaissances en programmation, n’importe quel débutant peut bidouiller sur l’un de ces outils après quelques heures de tutoriel.
Le jeu vidéo peut alors devenir un moyen de s’exprimer comme on l’aurait fait en écrivant un pamphlet ou un journal intime, ou comme on peindrait une pancarte pour manifester. Le jeu s’adresse à soi-même, à ses amis ou ses ennemis, jamais au « marché ». C’est une forme d’expression à part entière, qui ne pourra que continuer à se développer. C’est cette façon d’envisager le jeu vidéo qui a conduit Mike Meyer à créer ce Pirate Kart (voir l’entretien sur Merlanfrit.net) : « Ne laisse personne te dire que tu ne peux pas ou que tu ne devrais pas faire un jeu. Bien sûr que tu peux, et bien sûr que tu devrais. »
Si certains participants s’efforcent réellement de venir avec une proposition ludique valable, d’autres n’avaient pas d’autre but que de « s’exprimer », le jeu devenant davantage un moyen qu’une fin. Le Pirate Kart compte de nombreux exemples de cette démarche. Il y a les jeux qui sont simplement provocateurs et qui exhibent des éléments sexuels comme on aurait dessiné des bites derrière la porte des toilettes du collège : Space Phallus, You Have to Knock the Penis… D’autres proposent par exemple un Jésus qui doit détruire des croix en urinant dessus…
Quelques-uns cependant ont réellement quelque chose à dire ou revendiquer. Cette provocation se fait alors légèrement plus politique avec par exemple les jeux d’Anna Anthropy, une autre figure bien connue du jeu indie « d’en bas ». Dans Defend the Land, on doit observer un groupe de femmes qui tournent sur elles-mêmes, la jupe relevée, et cliquer sur celle qui a un pénis et est en réalité transsexuelle. Étant elle-même transgenre, Anna Anthropy avait ainsi exprimé, suite à une polémique sur le web, son exaspération pour la transphobie. Avec son jeu A Game About Choices For At-Risk Youth elle se moquait du discours qui voudrait que l’abstinence soit la seule solution pour ne pas attraper de MST.
Dans Criminal Alley il s’agit de condamner les violences policières : on nous présente trois personnages – un gangster, un policier et un quidam – et on doit cliquer sur le « dangereux criminel ». Il faut systématiquement cliquer sur le policier pour marquer des points.
Parodie un peu plus spécialisée et communautaire, son jeu Sky Edge, dans lequel il faut attraper au vol des parchemins (« scrolls ») portant des noms de jeux vidéo bien connus, est une critique de l’attitude du studio Bethesda, qui a récemment intenté un procès à l’indie Mojang (développeur de Minecraft) pour avoir utilisé le terme « scroll » dans le titre de son prochain jeu, terme qui est associé selon eux à leur licence « The Elder Scrolls ».
Tous ces jeux sont généralement assez laids et d’un mauvais goût assumé : réalisés en quelques jours sous le coup de la colère, ce sont réellement des jeux protestataires.
D’autres titres de ce Pirate Kart abordent des thématiques liées à la sexualité ou au machisme, mais aux antipodes des jeux d’Anna Anthropy, ils optent pour une approche intimiste, pudique et abstraite, via le jeu textuel. On ne sait pas si My First IGN Interview, de Nyob, ou Calories, d’Emma Faeron, sont d’inspiration autobiographique, mais ils mettent tous les deux le joueur dans la peau d’une victime, et le confrontent aux choix tous néfastes qui s’offrent à elle.
Le premier nous fait vivre un entretien d’embauche, et le harcèlement sexuel qui peut l’accompagner. Sans grande subtilité, on peut le subir et avoir le job, ou le refuser et repartir sans travail, mais les choix de répliques sont plutôt amusants.
Dans Calories, on vit une journée dans la vie d’un(e) adolescent(e) : tous les choix se rapportent au type de nourriture consommée et à l’exercice physique accompli. On s’attend donc à une conclusion en rapport… mais la journée s’achève par un viol commis par le père du personnage. Et une phrase qui nous indique que peu importe la quantité de calories consommées, notre père recommencera demain. Le joueur peut recommencer la journée, faire d’autres choix de nourriture – les seuls qui se présentent à lui – la conclusion sera toujours la même. Sinistre et désespérant, mais assez intelligent comme façon de mettre en scène la boulimie et l’anorexie comme conséquences de traumatismes plus profonds.
Ces jeux proposent une situation, un témoignage ou un slogan : une expérience à vivre une seule fois. Rarement agréables à regarder, et souvent à la limite du pénible à jouer, ils subordonnent le jeu au message, et ne prétendent certainement pas révolutionner l’art du game design. Ils sont une sorte de croisement contre-nature entre le serious game et le gif animé, la pancarte en carton et le journal intime. Le message est souvent personnel, brouillon, parfois obscur ou aussi non-signifiant qu’un t-shirt du Che.
Le jeu de Crow par exemple, intitulé Rougelaika : a Remembrance, exploite une imagerie soviétique des plus éculées et nous propose de diriger la chienne Laïka (utilisée par les Russes comme sujet de test d’un vol spatial catastrophique) dans un cosmos parcouru par des planètes et des « Oncle Sam » tournoyants… Enfin l’écran final proclame que les « meilleurs scores » sont une manipulation du prolétariat et ne sont donc pas enregistrés. Le message ici paraît fumeux, voire sans objet.
Quoi qu’il en soit on a tout de même un espace d’expression dans lequel peuvent être abordés des sujets comme l’alcool, le tabac et la drogue (par exemple Eliza Edith Escapes Expiration de Sergio Cornaga), ou d’autres thèmes dits « adultes ».
Ces brouillons de jeux auto-expressifs méritaient-ils de figurer dans une compétition telle que celle de l’IGF ? Probablement pas, dans la mesure où ils n’apportent quasiment rien en termes de game design. Cette compilation faite à l’arrache est assez hétéroclite, il faut espérer que les quelques jeux qui ont réellement vocation à être des « œuvres » réussissent à se faire remarquer. Mais le reste est intéressant aussi, simplement en tant que fragments d’individualités, et aussi pour ce que leur existence dit de l’avenir du jeu vidéo comme média populaire.
Quant à savoir si ces jeux contestataires peuvent être d’une efficacité quelconque en termes de résultats, la réponse est probablement non également – pour l’heure. Aussi juste soit le message, s’il ne fonctionne pas bien en tant que jeu, son pouvoir de conviction et de diffusion restera limité : un jeu fait par « un connard de hippie » pour « des connards de hippies »*.
Il faut tout le talent et le travail soigné du studio la Molle Industria par exemple pour qu’un jeu réussisse à faire polémique et à dénoncer des pratiques économiques honteuses : le dernier en date est Phone Story qui dévoilait le coût humain et écologique de fabrication de l’iPhone. Le jeu fut brièvement disponible sur l’Apple Store avant d’être retiré pour des motifs douteux : mais trop tard, le message était passé.
Pour un jeu vidéo d’expression populaire, les conditions sont en tout cas réunies : outils, moyens de diffusion rapides, réseaux, volontés individuelles… Peut-être en ce moment-même un obscur développeur amateur est-il en train de bricoler un We Are the 99 % – the Game qui fera date ? Le jeu vidéo peut réellement devenir un moyen d’expression démocratique universel, et « sauver le monde » – ou, du moins, essayer.
* Ceci est une allusion à South Park. Aucun développeur amateur n’a réellement été insulté pendant l’écriture de cet article.
A quand un jeu sur « comment créer une crise financière mondiale » :) ?
Ce serait probablement un excellent sujet pour un jeu de non-gestion ! :D
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