Je ne sais pas si je suis d’humeur émotive ces temps-ci, mais deux jeux auxquels j’ai récemment joué ont réussi à me tirer une petite larme. Bien sûr c’est assez fugace, je pleure sans doute plus au cinéma (encore que), mais ce petit serrement de gorge, les yeux qui piquent, l’impression que tout d’un coup tout est suspendu à ce que je viens de voir, le reste du monde disparaît le temps de reprendre son souffle… Oui, le jeu vidéo peut être bouleversant.
Ces deux jeux sont très différents, l’un est un « petit » jeu pour iPhone, Spider, l’autre est un blockbuster, Bioshock 2.
[SPOILER] Attention, ce qui suit révèle des moments-clefs de l’intrigue. ;)
J’étais très fan de Bioshock (voir billet « No Gods. No Kings. Only Men. »), J’avais été très impressionnée par l’utopie mourante de Rapture et ses ambitions balafrées : monuments fissurés, citoyens mutants en tenue de soirée…Et fascinée par les personnages de Big Daddies et Little Sisters (voir billet « Mister Bubbles on the beach »), et par l’espèce de tendresse bizarre qu’on découvrait entre ces deux types de « monstres ». Un mastodonte de ferraille à moitié décérébré en guise de Papa, et une charognarde au regard jaune lumineux en guise de progéniture. La petite prélevait le matériel génétique des cadavres à grands coups de seringue géante, sous la protection du père. Si lui était presque muet, elle, en revanche, l’encourageait et le guidait de quelques mots gentils et petits surnoms familiers, parfois en le tirant par sa grosse main gantée. Et voilà que dans le premier trailer de Bioshock 2, on découvrait la fillette tenant à la main une poupée à l’effigie de son Big Daddy, une poupée de chiffons bricolée avec des débris. Le design de la poupée était particulièrement réussi et évocateur, et on sait le succès qu’il a eu puisque nombreux sont les fans qui ont réalisé leur propre poupée sur ce modèle (la mienne étant la mieux :p), jusqu’à ce qu’une poupée officielle soit fabriquée et vendue.
Mais ce qui était surtout intéressant, c’était de voir dans ce trailer la gamine à l’air libre, contemplant l’horizon et la mer sous le soleil couchant. La « Little Sister » était-elle sauvée ? Etait-elle humaine ? Avait-elle perdu son apparence de zombie ? Et si c’était le cas, avait-elle gardé la mémoire de son activité passée ? Comment pouvait-elle vivre normalement après s’être nourrie de cadavres si longtemps ? En tout cas elle avait visiblement conservé son affection pour « Mister B. » à travers la poupée. On pouvait rétrospectivement se demander comment les Little Sisters avaient vécu leur séjour dans Rapture. Une ville malsaine, dangereuse, pleine de fantômes humains prêts à se jeter sur elles pour voler la précieuse substance, une ville sombre et suintante, et des journées inlassablement passées à fouiller la misère des rues. Etaient-elles réellement de petites monstruosités à la cervelle reprogrammée pour accomplir cette tâche avec joie et aimer l’odeur de la mort ?
Et puis, dans Bioshock 2, révélation. Une phase de gameplay nous amène à prendre le contrôle de l’une d’elles, et à voir enfin Rapture par leurs yeux jaunes. Des salons vastes et lumineux, des torrents de soleil par les fenêtres. Des drapés blancs aux murs, des flots de buissons de roses le long des couloirs. Des hommes et des femmes élégants et calmes. Des jouets disséminés un peu partout. Une atmosphère ouatée, un semi-éblouissement. Tout est magique, propre, cristallin.
J’aperçois une femme allongée au sol, entourée de pétales de roses et de papillons bleus. Elle semble paisible, elle est belle, tranquille. Etrangement, on a lui dessiné des ailes d’ange sur le sol, d’un trait luminescent. Et là je comprends : c’est un cadavre, que je dois ponctionner de ma seringue. Je me souviens que les petites parlaient des « anges » qu’elles doivent chercher et laisser dormir. Au moment de la récolte, dans un éclair, j’aperçois le véritable visage de la femme, défiguré, émacié, sa robe déchirée, le sol sale et humide. Puis tout redevient magnifique.
Ainsi les fillettes vivent depuis des années dans cet éblouissement permanent, avec des irruptions de cauchemars éveillés. Elles étaient « humaines » après tout, elles savent ce qui est beau et paisible, elles n’aiment pas la mort.
Les manipulateurs de gènes de Rapture qui ont eu l’idée d’utiliser des orphelines pour recycler les morts ont eu la « délicatesse » de leur épargner la conscience de ce qu’elles faisaient. Ils ont voulu les utiliser, les réduire en esclavage, mais ils ont voulu qu’elles soient heureuses. C’est à l’image finalement de toute la tragédie de Rapture : aussi bien Ryan que Lamb, les deux tyrans successifs, voulaient le bonheur des citoyens, même contre leur gré. Ils les obligeaient non pas à se soumettre, mais à être heureux. Quitte à supprimer le libre-arbitre – le thème central des deux Bioshock – quitte à supprimer la conscience de sa propre identité. D’ailleurs le monde des Little Sisters, même irréel et mental, avait sa propre propagande, avec des affiches très rétro les enjoignant à être de bonnes récolteuses. Cette propagande faisait écho à celle que l’on voit partout dans les rues de Rapture et qui vantait les mérites des modifications génétiques à bas prix, pour un avenir meilleur.
Les Little Sisters ne sont donc pas des monstres comme les autres, rien à voir par exemple avec les créatures semi-humaines de Silent Hill ou de Dead Space. Dans ces derniers on combat des corps déformés, mutilés, mais de la chair à canon si je puis dire. Dans Bioshock, le monstre est humain, il pense et ressent, il a sa notion du bien et du mal. Même les Splicers, les habitants de Rapture shootés aux gènes nouvelle génération, ont parfois leurs petits dialogues, leurs petites scènes, ils vivent encore dans des appartements et certains s’imaginent sans doute encore vivre une vie normale.
Le joueur arrive avec sa vision du monde réel, il est confronté à des personnages qui en ont une différente : vision fantasmée d’une utopie réalisable, vision imaginaire déformée aux psychotropes, vision enfantine d’un quotidien génétiquement modifié… Tout cela s’interpénètre avec violence dans Bioshock, on voit les déchirures et on regarde à travers, la vue brouillée par les rêves et cauchemars des uns et des autres. On se demande quel point de vue est préférable, qui a tort vraiment, est-ce qu’il vaut mieux ne pas rêver du tout ?
Cette polyphonie des expériences et des idéologies fait de ces deux titres des jeux vraiment politiques. Et le moment de la révélation, où le monde se dédouble, où on ne sait plus comment on doit le voir, quel point de vue adopter, est une expérience unique, un vertige. En tout cas, moi j’ai pleuré en découvrant l’ange endormi parmi les papillons.
… Je crois que je me suis laissée emporter par mon enthousiasme pour Bioshock. :) Je reparlerais de Spider dans un post à part, il le mérite.
Intéressant, je n’ai pas la machine pour faire tourner le premier Bioshock ou celui ci mais j’apprécie l’univers.
Oui je pense que ça te plairait. :) Mais je croyais que tu avais la console adéquate, faut que tu t’achètes une 360 ! :p
Amusant comme la notion d’émotion est immanquablement liée à une forme de transfert. Bioshock, comme d’autres (je pense par exemple à ICO, ou Silent Hill) brise la barrière de psychopathie qui englobe tout joueur. Par définition, jouer au jeu vidéo, c’est être aliené socialement : on tue des gens, mais c’est pas vraiment nous.
Et là, d’un coup, le drame : quelque chose intervient, se glisse au travers de la distanciation acteur-spectateur, et nous attrape par les tripes.
Je pense qu’une gorge nouée est l’immanquable assurance d’une expérience de jeu durable, et surtout d’une connexion entre le propos et le joueur.
Moi à Rapture, qui aurais-je été ?
Un splicer je penser… ou un Big Daddy.
[…] paroles Non, je n’oublie pas de parler de Spider, comme je l’avais annoncé dans un précédent billet sur mes larmes de joueuse […]