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Une chambre de fille

Article initialement publié sur Merlanfrit

The Last of Us

 

Une licorne en moumoute fuchsia, un alien gonflable irisé, pêle-mêle des peluches de Mario, Kirby, et un bisounours. Des babioles qui brillent, colorées, roses, pimpantes, un tapis à franges qui dit « Player One Ready ». Une figurine de ballerine à côté d’une console de jeu NES. Une chambre de petite fille classique dans les années 90 ? Non, une installation de l’artiste Rachel Weil. Elle souhaitait mettre en scène ce qu’aurait pu être nos souvenirs d’enfance (à nous, les femmes) si les jeux vidéo avaient été « un truc de filles ». Cette chambre d’enfant à la fois « girly » et « geek » n’a probablement jamais existé pour personne.

Non, les jeux vidéo, c’était pour les garçons, qu’on le dise ouvertement ou pas. Dans mon cas, c’était même un truc un peu honteux pour les mauvais élèves. Probable que ça grillait les neurones, comme la télé. Je me souviens d’avoir joué à Pacman chez la copine de mon père divorcé. Elle avait un fils de mon âge, et je n’avais pas de frère. Il m’a fait découvrir mon premier « vrai » jeu vidéo – même s’il ne prêtait pas souvent la manette. Ça ressemblait effectivement à un truc de garçon, comme je le percevais avec ma vision sexiste de l’époque : pas très sophistiqué, basé sur les réflexes…

Aperçu de l’installation de Rachel Weil

Dix ans plus tard, mon petit ami m’initiait à Super Mario. J’ai d’abord été surprise qu’il joue sans honte à quelque chose qui avait l’air fait pour les enfants, puis j’ai vite compris pourquoi. Là encore je n’osais pas trop jouer. Buter contre la même difficulté en boucle, gaspiller les powerups… J’avais peur de me ridiculiser et de prouver malgré moi que les filles ne sont pas douées pour ça. Ce n’est que bien plus tard, lorsque j’ai pu jouer seule, que je me suis fait un devoir – et une joie – de finir le jeu, jusqu’au bout. Pour me prouver que je pouvais y arriver.

Plus tard encore, un autre copain, d’autres jeux : il me fait découvrir Warcraft 2, Myst, Civilization 2, Age of Kings… Je poursuis l’exploration moi-même et je découvre The Longest Journey et cette héroïne qui me ressemble tellement, dans sa chambre d’étudiante dépouillée… Cette fois, je ne peux plus imaginer que le jeu vidéo ne fasse pas partie de ma vie.

La chambre d’April dans The Longest Journey

Quelques années passent et c’est encore avec un garçon que j’apprends à me servir d’outils comme Photoshop et bien d’autres, et grâce à qui je finirai par mettre un premier pied dans le développement de jeu. Presque dix ans après, c’est encore mon métier.

Mon parcours de fille et de femme n’était a priori pas fait pour que je croise le jeu vidéo. Malgré la mixité à l’école, bien des choses restaient cloisonnées. Il a fallu que je m’aventure dans une chambre de garçon pour découvrir ces choses un peu sulfureuses. C’est au contact de ces émissaires d’un autre monde que j’ai découvert le jeu vidéo et que j’ai pu m’approprier un petit bout de ce territoire, m’y installer, y apporter mes propres pierres. Et c’est cette mixité dont l’industrie a besoin maintenant.

Mon initiation n’est pas allée de soi. Je me souviens de l’époque où je ne supportais pas d’entendre les cris des unités mourantes dans Command & Conquer, ça me rendait malade. Aujourd’hui, même si je choisis toujours la voie « non-létale » quand elle est proposée, je ne lève même plus un sourcil face à toute l’hémoglobine qui barbouille l’écran de mes jeux préférés. Je me suis peu à peu désensibilisée à la violence virtuelle. Est-ce bien ou mal, ou indifférent, je ne sais pas. Mais je mesure le fossé culturel qui me sépare de mon moi passé quand j’essaie de montrer un jeu que j’aime à ma mère. Je lance The Last of Us, en me disant que l’intro où on joue une pré-ado, ça devrait bien passer. Je m’arrête soigneusement avant l’apparition du premier zombie. Mais c’est déjà trop, elle lâche juste un « Oh, ça fait peur quand même », d’un air embarrassé. J’ai eu plus de succès en montrant Caesar III à ma tante prof d’Histoire. Fascinée par la richesse de la simulation et la relative exactitude historique, elle se demandait déjà si elle pourrait le faire acheter par son collège et s’en servir comme outil pédagogique.

La chambre de Sarah dans l’intro de The Last of Us

La légitimation du jeu vidéo comme objet de culture se fait petit à petit, et peut-être moins facilement quand ce n‘est pas quelque chose qui a toujours fait partie de son paysage personnel. Comme le faisait remarquer Elizabeth Sampat dans sa conférence à la GDC, 55% des femmes qui travaillent dans le jeu vidéo n’en avaient pas rêvé toute leur vie. A 10, 15 ou 20 ans, je ne rêvais pas d’en faire mon métier. Je n‘y avais même pas pensé. Il faut en finir avec le cliché que pour être développeur de jeu vidéo il faut avoir été prêt à s’ouvrir les veines par passion depuis sa première machine reçue un lointain matin de Noël.

Ça été quelque chose de complètement étranger que j’ai apprivoisé, avant que ça devienne une passion. Ça ne faisait pas partie de mon horizon des possibles. Mais maintenant chaque fois que je rencontre une nouvelle collègue, je me dis que c’est un peu d’horizon en plus pour d’autres petites filles. Comme cette collègue chez qui j’avais passé une nuit : sa fille m’avait prêté un t-shirt pour dormir, un t-shirt Assassin’s Creed que sa mère lui avait rapporté du boulot. Je crois que la gamine n’était pas vraiment joueuse, mais le jeu vidéo c’était « le boulot de Maman ». Ce n’était pas quelque chose de complètement étranger et impensable. Et j’avais dormi dans une chambre mauve, pleine de peluches et de bibelots qui brillent, avec un t-shirt à la gloire d’un assassin.

Les choses changent, assurément.

Merlanfrit se propose de faire un petit tour de ce nouvel horizon avec une série de portraits de développeuses de jeux vidéo : une théma au long cours, à suivre.

 

(Image d’en-tête : concept art de John Sweeney pour The Last of Us)

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