[ATTENTION TRES GROS SPOILERS ALAN WAKE]
« Le bonheur n’a pas d’histoire, et les conteurs de tous les pays l’ont si bien compris que cette phrase : Ils furent heureux! termine toutes les aventures d’amour. » écrit Balzac, formule reprise et déformée par beaucoup d’autres après lui.
On ne raconte pas le bonheur, qui est une sorte de bruit blanc dans les histoires humaines. On décrit les tortueux parcours qui permettent parfois d’y arriver, ou de s’en approcher, les accidents de la vie, les désespoirs, les luttes, les accommodements. On peut le raconter avec humour, cynisme, espoir, mais on raconte ce qui ne va pas. Est-ce à dire qu’il faut avoir souffert pour être auteur ? L’esprit serait comme une matière qui se façonne par les coups qu’il reçoit, les blessures qu’il porte, une matière qui se sculpte en s’effritant au fil des années.
Alan est un écrivain heureux. Ses livres sont tous des best-sellers, il vit dans un bel appart new-yorkais avec une femme qui l’aime. A-t-il encore quelque chose à raconter ? Il s’est spécialisé dans le roman à suspense ou le roman d’horreur, et il nous dit que son personnage principal était « un type assez glauque » (le héros en question est un clin d’oeil aux jeux vidéo Max Payne, des mêmes auteurs). Alan s’était lassé de ce personnage, et a donc décidé de le tuer dans son dernier roman. Il n’a plus le goût du glauque, il veut passer à autre chose. Mais à quoi ? Au bonheur ? Au néant de l’histoire ?
Pour Alan l’écrivain, c’est le blocage depuis deux ans. Pas une ligne écrite, pas d’inspiration. Et pourtant il ne se résout pas au bonheur : il se dispute avec Alice, il boit, se bagarre. Mais ce n’est pas suffisant.
La souffrance doit être bien plus profonde pour devenir créatrice, il faut souffrir à en perdre la raison. C’est là que commence le jeu vidéo Alan Wake.
Alan et Alice partent prendre quelques vacances pour se ressourcer, et peut-être redonner au premier le goût d’écrire. Ils se retrouvent donc dans un de ces patelins paumés propices aux psychopathes en tout genre et aux écrivains maudits. Et bien sûr, ça va mal se passer.
- Etape 1 : Alice disparaît dans le lac après une dispute, Alan l’avait laissée seule dans le noir alors qu’elle en a la phobie. Est-elle morte ? Par sa faute ? Désespoir, culpabilité.
- Etape 2 : Alan se réveille amnésique après un accident de voiture. L’île elle-même où ils devaient passer leurs vacances a disparu avec Alice. Alan est-il fou ? Alice est-elle morte ? En est-il responsable ? Schizophrénie, confusion, angoisse.
- Etape 3 : Un soit-disant kidnappeur informe Alan qu’Alice lui sera rendue s’il livre en échange le manuscrit de son prochain roman. Alors qu’il n’arrive plus à écrire, et que c’est la cause de sa dispute avec Alice… cela devient le prix de sa vie. Re-culpabilité, angoisse.
- Etape 4 : Alan se réveille chez un psy qui lui explique qu’il doit accepter la mort de sa femme d’une part, et d’autre part se remettre à écrire, avec son aide. Les autres pensionnaires du docteur sont tous des artistes et créateurs devenus dingues. Alan découvre des enregistrements de sa femme qui expliquent qu’il est devenu un salaud et qu’elle va probablement le quitter. Désespoir, culpabilité…
Alan touche le fond, le fond littéral et symbolique d’un océan de souffrance et d’angoisse. Et ce faisant, il écrit le manuscrit. Les pages sont là, elles existent, presque malgré lui. Elles décrivent tout son parcours de douleur, ces multiples parcours qui se contredisent et se chevauchent. La souffrance l’inspire, enfin.
On nous explique peu à peu que ce lac cache une mystérieuse et ancienne puissance, qui donne vie aux créations de l’esprit. Un autre écrivain l’a payé très cher avant lui, ainsi que ce duo de vieux musiciens au cerveau complètement cramé. Ceux qui n’ont pas suffisamment de talent par contre sont ignorés par la « dark presence », comme le psy par exemple, qui essaie d’utiliser les artistes qu’il soigne pour créer des mondes, sans succès.
Tout s’éclaire alors… Toutes ces réalités enchevêtrées sans logiques ont été créées, écrites, ou rêvées par Alan. C’est lui et lui seul, qui, enfermé dans son bureau du fin fond de son océan mental, a écrit la disparition, l’enlèvement, la mort, le psy, et qui a fait de cette petite ville un décor de cauchemars peuplé de zombies. C’est lui qui s’est infligé toute cette souffrance psychique… car c’était la seule façon de recommencer à écrire. Nous, joueur, avons suivi Alan le personnage, tandis que Alan l’auteur restait enfermé à écrire et créer les dangers que nous devions surmonter.
Seulement il est allé si profond qu’il ne parvient plus à « revenir » : son personnage prend le pas sur l’auteur, et avec lui, on ne distingue plus le réel et la fiction. Dans le DLC « The Signal », il doit ainsi revivre une seconde fois des bribes d’histoire inventés par lui-même pour remonter à la source : le personnage doit se frayer un passage jusqu’à l’auteur pour lui rappeler… qu’il n’est qu’un personnage.
Petit à petit Alan l’écrivain n’a plus besoin des pouvoirs de la « dark presence » pour écrire : il n’écrit plus sous la dictée de cette femme en noir, et commence à réorienter le récit selon sa volonté, pour sauver Alice. Il a finalement retrouvé l’inspiration si douloureuse à chercher, inspiration qui est matérialisée et symbolisée à la fois par cette tornade noire qui emporte avec elle les gens, les arbres, les bateaux, et qui remodèle le monde à sa guise. L’inspiration serait donc néfaste ? Elle est manifestement du côté de l’obscurité, de la destruction autant que de la création, du sacrifice et de la douleur. On doit souvent affronter des nuées de corbeaux « taken » au cours de l’histoire : le corbeau en Scandinavie, d’où nous vient Alan Wake, est justement le symbole des pouvoirs de la pensée. Odin était souvent figuré avec deux corbeaux, l’un représentant sa pensée et l’autre son esprit (merci à Ray pour l’info). Alan doit se débattre avec cette tempête de l’esprit, sans se laisser emporter lui-même. Vivre un cauchemar en restant capable de se réveiller. Écrire des histoires d’horreur sans devenir un monstre.
Le thème de l’inspiration qui nécessite un sacrifice, une souffrance ou une compromission a été maintes fois traité, qu’il s’agisse des histoires de pactes avec le Diable en échange d’un talent musical, ou des histoires d’artistes malheureux mais talentueux. Souvent c’est un tiers tentateur ou manipulateur qui procure à la fois la souffrance et l’inspiration. C’est par exemple ce que raconte Misery, ou bien Harry, un ami qui vous veut du bien, ou surtout, mon préféré, The Bad and the Beautiful (Minelli, 1952). Un producteur de cinéma façonne le destin de trois futures stars, une actrice, un scénariste et un réalisateur : ils n’étaient personne, ils en a fait des incontournables. Mais pour cela il les a trahis, manipulés, il a pour ainsi dire causer la mort de l’épouse de l’un d’eux. Il a fait naître le génie en chacun, et s’en est fait des ennemis mortels du même coup. Jusqu’où l’Art peut-il être une justification ?
Cependant dans Alan Wake, si on suit d’abord la piste d’un antagoniste qui force l’écrivain à écrire (Barbara Jagger), on finit par se dire que c’est Alan seul qui a créé toute l’horreur du récit. Une démarche assez masochiste, que décrit Alice elle-même lors d’un souvenir qui revient en mémoire à l’écrivain : elle dit qu’il imagine faire des choses horribles, qu’il en a besoin pour pouvoir écrire, mais que tout est dans sa tête. Plus tard dans le jeu Alan observe l’un de ses avatars, celui avec un poste de TV à la place de la tête, en pleine séance d’auto-flagellation avec le psy : il explique qu’il a été un sale type, que tout est sa faute, et qu’il doit changer. Il y a forcément des moments dans le jeu où le joueur doute et se demande si en fin de compte Alan n’aurait pas tué Alice, tellement il frôle et joue avec cette idée sans jamais l’admettre. Une démarche masochiste et dangereuse, Alan se rapproche alors de Jack Torrance dans The Shining : un autre écrivain en panne d’inspiration qui devient fou furieux, ou possédé, ou schizophrène, et qui se demande s’il ne serait pas mieux sans sa famille qui l’encombre. La référence au film en début de jeu était loin d’être cosmétique.
Le roman écrit par Alan s’intitule « Departure », puisqu’il est l’histoire de tout ce que l’auteur a dû quitter, détruire, afin de regagner le pouvoir de créer. Il est maintenant seul, dans une « twilight zone » mentale dont il a seul la clef. A la fin du DLC « The Writer », il doit tuer ses propres visions, le fruit de son imagination, de sa culpabilité fantasmée ou vraie, faire le tri, pour essayer de remonter à la surface du réel. Y parviendra-t-il, dans quel état, et qu’y trouvera-t-il, après avoir écrit et « joué » la mort de sa femme, sa presque rupture ? C’est sans doute ce que racontera son prochain roman, « The Return ».
Le génie de l’oeuvre est de ne jamais trancher entre l’aventure horrifique premier degré, et le délire mental complet qu’elle pourrait être. Une sorte « d’aventure intérieure » au sens psychique, une hypnose dont on pourrait ne jamais se réveiller. C’est une vision certes assez romantique du travail de l’écrivain, mais tellement captivante, et si bien racontée par une narration éclatée, un game design et un level design de plus en plus métaphoriques… A mon sens, rares sont encore les jeux vidéo qui ont à ce point quelque chose à raconter, quand la plupart se contentent de structures narratives de contes de fées.
Copinage : à lire aussi, l’avis de Martin sur « Devant ton écran«
Une raison de plus pour ne pas ignorer toute la gloire contenu dans ce seul titre, Alan Wake.
Sami Järvi a un historique de raconteur d’histoire formidable, comme en témoignent les deux Max Payne qui continuent encore bien des années après à me filer des frissons à chaque fois que j’entends le violoncelle de l’intro et que je me remémore un hivers glacial sur New York, et la voix éraillée de James McCaffrey me racontant la descente aux enfers d’un flic normal, mais déjà tellement borderline.
L’un des traits de la patte Järvi, à mon sens, est cette facilité déconcertante à imbriquer des histoire dans l’histoire, ou plus talentueux encore, à superposer des récits apparemment sans liens qui pourtant se font miroir avec subtilité (ou pas) mais surtout, font tellement plus appel à l’émotionnel profond du joueur que la plupart des choses qu’on trouve par ailleurs.
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : il y a d’autres jeux qui parlent à l’émotionnel, comme Ico par exemple, un jeu qui parle aux tripes autant qu’au Cœur, mais peu de jeux, non, oubliez ça, peu d’œuvres parlent à cette partie de notre conscience/inconscience qui nous fait nous poser des questions qui, à mon humble sens, sont celles qui taraudent l’humain de la conception à la décomission. De la culpabilité à la schizophrénie, de la cruauté au sens artistique aigu, à nouveau, peu d’œuvres se glissent aussi profondément sous le vernis de paraître et de faire paraître pour toucher au noyau central qui fait tourner la machine humaine.
Je suis fier d’avoir joué à Alan Wake.
Et merci Sach’ pour le post.
Super papier!
Tu cites Shining et Misery, mais tu ne cites pas la Part des ténèbres de Stephen King, ni L’antre de la folie de John Carpenter qui me semblent tout deux à leur manière très proche des thématiques que tu décris, est-ce que c’est intentionnel, je veux dire est-ce que tu penses qu’ils sont moins proches de la narration de Alan Wake?
@+
Merci :)
Non, en fait j’avoue humblement que je ne connais ni l’un ni l’autre (non, ne me jette pas de tomates) ! J’ai pas mal de choses à rattraper dans le domaines des histoires qui font peur. :)
Tu as joué à Alan Wake du coup ? Parce que sinon je t’ai spoilé pas mal de choses là !
Toujours sans Xbox. Le spoil ne m’embête pas. Ton enthousiasme est productif, et parfois ce sont les jeux auxquels on a pas joués qui nous inspirent le plus. On imagine son gameplay, ses moments forts, c’est stimulant le désir de jouer, etc
Bon d’accord ma Xbox me manque!
Sinon je te conseille vivement l’antre de la folie.
Et je te recommande la lecture de La Part des Ténèbres de Stephen King pour ma part, tu y trouvera une partie de la démarche que tu décris dans ton article.
Ce dernier est très intéressant à lire même si je ne pense pas que j’aurais accroché à ce jeu quelque peu angoissant.
Merci à tous les deux, je prends note !!
@efelle : oui j’avoue que j’ai souvent sursauté en jouant… et que j’étais contente de ne pas être seule dans la pièce ^^’